Comment l’intelligence artificielle est-elle sur le point de transformer la recherche clinique ? Retour sur la conférence EDHEC du printemps 2025
En avril dernier, l'EDHEC, Median Technologies, EDHEC Alumni et la Chaire Management in Innovative Health et Mont organisé une conférence intitulée "L’intelligence artificielle au service des essais cliniques : opportunités, défis et positionnement de la France". Retour sur cet événement qui a ressemblé de nombreux experts qui ont exploré les avancées majeures de l’IA dans le domaine des essais cliniques, et tenté d'évaluer les implications scientifiques, éthiques et réglementaires de son intégration.

L’intelligence artificielle bouscule chaque jour davantage les fondements de la médecine moderne. Des jumeaux numériques capables de simuler l’évolution d’un patient, aux bras synthétiques de données utilisés pour remplacer les groupes témoins traditionnels dans les essais cliniques, la recherche médicale entre dans une ère de transformation radicale.
Mais ces innovations présentent autant de promesses que de questions : peut-on valider un traitement sans réel « groupe de contrôle » ? Comment garantir la fiabilité et l’éthique des algorithmes ? La France est-elle prête à rester compétitive dans cette course mondiale, face à des puissances déjà bien structurées ?
Pour décrypter ces enjeux, l’EDHEC Business School, à travers la Chaire Management in Innovative Health, et Median Technologies, ont organisé une conférence-débat réunissant des acteurs clés du secteur :
- Owkin, startup franco-américaine pionnière de l’IA en oncologie ;
- Servier, acteur historique de l’innovation pharmaceutique ;
- le Ministère de la Santé, à travers le Ségur numérique ;
- et le think tank Ethik-IA, engagé pour une IA responsable en santé.
À travers des échanges croisés et sans concessions, cette soirée a permis de tracer les contours de la recherche clinique de demain — une recherche augmentée par la donnée, pilotée par l’algorithme, mais encadrée par l’humain.
Un système de santé en pleine transformation
Le secteur de la santé est aujourd’hui confronté à des transformations majeures : explosion des données médicales, développement de la médecine personnalisée, accélération des innovations thérapeutiques, pressions réglementaires accrues, et attentes renforcées des patients.
Dans ce contexte, l’intelligence artificielle s’impose comme un levier stratégique, capable de redessiner les contours de la prévention, du diagnostic, du soin, mais aussi de la recherche.
Au croisement de ces évolutions, émerge une approche devenue centrale : la médecine translationnelle. Son ambition : faire dialoguer en continu les sciences fondamentales, les données cliniques, les usages réels et les technologies pour accélérer le passage du laboratoire au lit du patient. L’IA, par sa capacité à croiser de grandes masses de données hétérogènes, devient alors un puissant catalyseur de cette dynamique.
Entre promesses techniques et limites réglementaires
« L’intelligence artificielle est partout dans notre quotidien, mais dans la recherche clinique, elle reste un sujet d’exploration », introduit Caroline Baufour, responsable Innovation – Développement Clinique chez Servier. Si la technologie progresse vite, son intégration dans les protocoles d’essais reste conditionnée à de nombreuses contraintes : validation réglementaire, traçabilité, robustesse des données.
Antoine Iannessi, directeur médical chez Median Technologies, confirme ce décalage : « L’IA est prête. Ce qui ne l’est pas encore, ce sont les cadres d’usage, les infrastructures d’essai, et les circuits de validation. » Autrement dit, la recherche clinique est à la veille d’un saut technologique, mais celui-ci suppose des ajustements profonds dans les modèles d’organisation, de régulation et de coopération.
L’IA en action : du diagnostic à la prédiction
Andy Karabajakian, directeur du pôle oncologie chez Owkin, incarne une vision plus opérationnelle : « Dans certains domaines, comme la radiologie ou la pathologie numérique, l’IA est déjà une réalité clinique. »
L’entreprise franco-américaine a notamment développé RlapseRisk, un outil de deep learning capable de prédire le risque de rechute chez des patients atteints de cancer, actuellement en test à l’hôpital Bicêtre (AP-HP). Une technologie innovante, mais qui devra encore franchir l’étape de la certification réglementaire pour intégrer pleinement le parcours de soin.
Cette logique de prédiction, au cœur de l’IA médicale, ouvre des perspectives immenses : identifier plus tôt les profils répondeurs à un traitement, éviter les effets secondaires inutiles, ou optimiser le design d’un essai clinique. Mais elle pose aussi une question fondamentale : peut-on confier des décisions médicales à des algorithmes ? Et à quelles conditions ?
Une technologie en quête de légitimité
La confiance s’impose rapidement comme l’un des enjeux majeurs. « Une étude menée par l’EDHEC montre que 40 % des femmes interrogées déclarent ne pas faire confiance aux outils d’IA en santé », indique Loïck Menvielle, professeur à l'EDHEC et directeur de la chaire Management in Innovative Health. Un chiffre révélateur des freins à l’acceptabilité.
Pierre Loulergue, infectiologue et membre du collectif Ethik-IA, insiste : « Nous vivons un moment charnière. C’est maintenant que nous devons poser les bonnes bases : encadrer l’usage, garantir la transparence, renforcer l’explicabilité. »
Un avis partagé par Andy Karabajakian, qui milite pour une IA « traçable et compréhensible », construite sur des modèles explicables et des chaînes de décision claires.
Mais cela suppose de penser différemment l’architecture des outils, souligne Antoine Iannessi : « On ne peut pas rajouter l’explicabilité après coup. Il faut la concevoir dès le départ. »
Des données à structurer, un système à fluidifier
Au centre du débat : la donnée de santé, carburant indispensable de l’intelligence artificielle. Mais cette ressource est encore rare, dispersée, peu interopérable. « Pour que l’IA fonctionne, il faut de la donnée fiable, complète et représentative », insiste Caroline Baufour.
Un enjeu auquel Olivier Clatz, directeur du Ségur numérique, travaille activement. Grâce à la plateforme Mon espace santé, plus de 250 millions de documents médicaux ont déjà été échangés depuis fin 2023. « La France dispose aujourd’hui de l’un des écosystèmes numériques les plus avancés d’Europe, et nous allons encore l’enrichir, notamment via l’imagerie et les données génétiques. »
Inventer une recherche clinique à la hauteur de ses promesses
Ce qui s’est dessiné au fil des échanges n’est pas un futur lointain, mais un cap à atteindre, dès aujourd’hui. Pour les intervenants, l’avenir de l’IA en recherche clinique ne se jouera pas uniquement dans les laboratoires, mais dans notre capacité collective à réunir cinq conditions essentielles : des données fiables, des modèles transparents, une éthique active, une régulation cohérente, et surtout, une alliance solide entre science, industrie et institutions publiques.
Face à la tentation d’aller vite, le défi est d’aller juste. L’intelligence artificielle ne doit pas simplement accélérer la recherche clinique : elle doit l’élever, l’éclairer, la rendre plus précise, plus accessible, plus équitable.
C’est à cette condition que l'IA pourra tenir ses promesses : non pas remplacer la médecine, mais la prolonger, la renforcer, et, peut-être, la réhumaniser.