Think differently
   |
EDHEC Vox
 |
Recherche

Pourquoi les grandes entreprises (cotées en bourse) ont recours à des censeurs au sein de leur conseil d'administration

Anders Löflund , Hanken School of Economics
Etienne Redor , Audencia Business School
Anup Basnet , Western University
Magnus Blomkvist , Associate Professor

Dans cet article, Magnus Blomkvist, Professeur associé à l'EDHEC, présente ses travaux récents (1), première étude à grande échelle sur les censeurs dans les entreprises cotées françaises.

Temps de lecture :
4 Déc 2025
Partager

L'imaginaire collectif tend à voir le conseil d'administration (CA) comme un groupe fixe d'administrateurs qui votent, conseillent le PDG et assument une lourde responsabilité juridique. En réalité, dans 25 % des grandes sociétés cotées françaises, une personne supplémentaire siège à la table, qui ressemble à un administrateur et s'exprime comme tel, mais qui n'en est pas officiellement un : il s'agit du censeur (2).

 

Les censeurs ont la possibilité d'assister à toutes les réunions, de recevoir les mêmes informations que les administrateurs, de poser des questions, de contester la direction, et ils exercent souvent une influence majeure en coulisses. La différence est qu'ils n'ont pas le droit de vote, aucune obligation fiduciaire et aucune responsabilité juridique personnelle en cas de problème. Plus important encore, ils sont ignorés par toutes les règles de gouvernance (y compris le Code Afep-MEDEF de gouvernance d'entreprise et le Code de commerce français).

Par conséquent, ils ne sont pas pris en compte dans le calcul de la taille maximale du CA, de la limite d'âge, du ratio d'indépendance ou du quota obligatoire de 40 % de femmes. En bref, les entreprises peuvent conserver les administrateurs qu'elles souhaitent au sein du conseil d'administration, tandis que le conseil officiel semble parfaitement conforme sur le papier. Ainsi, nous avons cherché à répondre à la question suivante : pourquoi les censeurs sont-ils devenus si populaires dans les entreprises françaises cotées en bourse ?

 

Notre étude est la première à traiter cette question (1) à grande échelle en recueillant des données sur cette pratique et en expliquant pourquoi elle s'est autant répandue. Après avoir lu et collecté manuellement les données de centaines de rapports annuels des plus grandes entreprises françaises cotées en bourse entre 2010 et 2022, notre analyse identifie trois raisons principales pour lesquelles les entreprises nomment des censeurs au sein de leur conseil d'administration.

 

Tout d'abord, recruter les meilleurs talents est vraiment difficile pour certaines entreprises. Les petites entreprises cotées en bourse ou celles qui sont récentes ont du mal à convaincre des cadres supérieurs très occupés et hautement qualifiés d'accepter un poste d'administrateur à part entière, car cela demande un investissement en temps considérable et comporte un risque personnel réel. Ces mêmes cadres acceptent souvent volontiers un poste de censeur : ils ont la même influence, mais cela comporte beaucoup moins d'inconvénients. Les données montrent clairement que les entreprises plus petites, plus récentes et moins bien connectées sont nettement plus susceptibles d'avoir des censeurs au sein de leur CA.

 

Ensuite, le rôle de censeur au sein du conseil d'administration est un excellent outil pour gérer les contraintes réglementaires. La France impose des limites strictes : les CA ne peuvent compter plus de 18 membres, pas plus d'un tiers des administrateurs peuvent être âgés de plus de 70 ans, les administrateurs perdent leur statut « indépendant » après 12 ans et au moins 40 % d'entre eux doivent être des femmes. Nos conclusions suggèrent que lorsqu'un administrateur apprécié atteint la limite d'âge, perd son "indépendance", ou que le conseil d'administration est déjà complet, ou que l'entreprise a besoin d'un homme supplémentaire sans enfreindre le quota de genre, la solution la plus simple est de faire de cette personne (ou d'une nouvelle) un censeur. La personne reste pleinement impliquée, mais n'est plus soumise à aucune restriction légale.

 

Enfin, le poste de censeur est un mécanisme idéal pour « essayer avant de concrétiser ». Les conseils d'administration français sont en grande majorité échelonnés, de sorte que chaque administrateur est engagé pour une durée de trois à six ans. Choisir la mauvaise personne coûte cher et peut être embarrassant. Le fait d'accueillir d'abord quelqu'un en tant que censeur permet au CA d'observer comment le candidat se prépare, comment il réfléchit sous pression et comment il interagit avec la direction, tandis que le candidat acquiert une véritable expérience du conseil d'administration sans en assumer la responsabilité. Environ 25 % des censeurs sont ensuite promus au poste d'administrateur à part entière, et ceux qui le sont sont généralement plus jeunes et moins expérimentés, ce qui correspond exactement au profil que l'on attendrait pour une période d'essai.

 

Notre message général est que le recours à des censeurs au sein des CA peut être considéré sous deux angles différents

D'un côté, ce rôle va clairement à l'encontre de l'esprit des quotas de genre, des règles d'indépendance et des limites d'âge, raison pour laquelle les régulateurs français et les sociétés de conseil en vote par procuration tels que ISS et Glass-Lewis font pression pour le restreindre ou le supprimer. 

D'un autre côté, la suppression totale du rôle de censeur nuirait à la capacité des petites entreprises à attirer des talents et rendrait plus difficile la succession harmonieuse des administrateurs. 

Nous recommandons donc une réforme équilibrée : compter les censeurs dans le calcul des quotas afin de mettre fin aux abus les plus évidents, exiger un vote des actionnaires pour leur nomination, ajouter des limites de mandat et renforcer la transparence, mais maintenir l'absence de responsabilité afin que le poste reste attractif pour les personnes hautement qualifiées.

 

En fin de compte, il s'agit là d'une des innovations les plus créatives et les plus efficaces en matière de gouvernance de ces deux dernières décennies. Cela montre que lorsque les régulateurs multiplient les règles, les entreprises sophistiquées trouvent toujours le moyen de conserver les personnes dont elles ont besoin au sein de leur conseil d'administration. Le censeur au CA est la réponse polie mais ferme du monde des affaires à une forme de sur-réglementation.

 

 

Références

(1) Basnet, Anup and Blomkvist, Magnus and Löflund, Anders and Redor, Etienne, Why do Publicly Listed Companies Appoint Board Observers? (May 21, 2025). Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=5263927 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.5263927

(2) Les censeurs dans les sociétés anonymes (2025), KPMG - https://kpmg.com/av/fr/avocats/eclairages/2023/06/censeur-et-conseil-d-administration.html

 

Photo by Tina Roy via Unsplash