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Covid-19 : la rémunération et la carrière des soignants sont-elles à la hauteur de leur utilité sociale

Pierre Courtioux ,
Arnaud Chéron ,

Pierre Courtioux, économiste et Arnaud Chéron, Directeur de l'EDHEC Economics à l'EDHECtraite dans un article initialement publié sur The Conversation de la rémunération et de la carrière des soignants comparé à leur utilité sociale.

Temps de lecture :
20 avr 2020
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Dans son allocution du lundi 13 avril, le président de la République Emmanuel Macron, s’engageant déjà dans un premier bilan de la crise sanitaire, a questionné l’échelle des valeurs actuellement attribuées à certains métiers, renvoyant à leur « utilité commune ».

Le chef de l’État a invité chacun à se rappeler que « notre pays tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». Parmi ceux-ci figurent évidemment une bonne partie de nos 1,6 millions de soignants, et notamment les quelque 660 000 infirmiers et 390000 aides-soignants.

D’un point de vue économique, parler d’échelle de valeurs (sociales) renvoie à la question de l’échelle des rémunérations. Qu’en est-il de la situation des soignants aujourd’hui ?

OCDE (2017)

Selon les données de l’OCDE publiées en 2017, le salaire des infirmiers des hôpitaux publics serait par exemple particulièrement bas, en moyenne 5 % en deçà du salaire moyen national, classant la France parmi les 5 derniers pays sur les 29 pays développés considérés.

Pour autant, afin de pouvoir répondre précisément à la question que nous nous posons, un certain nombre de « précautions » doivent être prises, du même ordre que celles invoquées quand il s’agit d’évaluer l’efficacité d’un médicament.

On entre en effet ici dans une perspective d’évaluation du rendement des diplômes, ou plus généralement des investissements en capital humain (mesurés par le niveau d’éducation initiale et le nombre d’années d’expérience en emploi), qu’il convient d’effectuer toutes choses égales par ailleurs.

Des avantages qui ne perdurent pas

La valeur relative attribuée à un métier, mesurée au travers de sa rémunération, doit s’apprécier à niveaux de diplômes équivalents. Pour cela, l’analyse économique propose d’étudier les différences compensatrices de salaires. Ce raisonnement doit par ailleurs se tenir en « contrôlant » des différences de temps de travail et des éventuels bonus de rémunérations directement associés à certaines conditions de pénibilité des tâches effectuées à son poste de travail. L’ensemble de ces contrôles est destiné à mesurer effectivement une valeur relative « nette ».

Ensuite, une approche en termes de cycle de vie semble également opportune, car les choses ne sont pas immuables : un métier peut bénéficier à un certain stade de la carrière des individus d’une rémunération supérieure à la moyenne, qui ne perdure pas, voire même qui se traduise en une sous-valorisation pour des niveaux d’expérience différents.

Les premières estimations obtenues, lorsque l’on tient compte au mieux de ces différents effets, permettent de construire un panorama un peu plus précis de la carrière des soignants.

En France, le niveau de diplôme le plus élevé obtenu par nos soignants durant leur formation initiale est assez large et couvre l’ensemble du spectre des niveaux de diplômes produits par notre système éducatif.

Néanmoins, 30 % disposent d’un niveau de diplôme correspondant à l’enseignement supérieur de cycle court, principalement des infirmiers ; vient ensuite un « deuxième bataillon » un peu moins diplômé, ayant obtenu un diplôme d’enseignement secondaire professionnel sans accès direct à l’enseignement supérieur (29 %).

SRCV 2014-2016 (Insee) -- calculs EDHEC Business School

En début de carrière, pour les diplômés de l’enseignement supérieur court, et en se concentrant sur les soignants travaillant à temps complet, la rémunération est supérieure de 19 % à la moyenne obtenue pour un niveau de diplôme équivalent.

Lorsque l’on prend en considération ensuite le fait qu’une partie du salaire ne rémunère pas directement le statut de « soignant », mais plutôt la pénibilité liée au métier, notamment le travail de nuit, cet avantage salarial est légèrement inférieur, mais sensiblement du même ordre.

Malus salarial

Pour le « deuxième bataillon », cet avantage apparent en début de carrière est de l’ordre 7 % quand on se concentre sur les personnes travaillant à temps complet et n’est pas significativement différent de 0 % quand on tient compte des différences de conditions de travail.

Ce panorama du salaire des soignants en début de carrière serait presque rassurant : le fait d’être « mobilisable » et « dévoué » lors de crises sanitaires comme l’épidémie de Covid-19 donnerait lieu à un bonus salarial… au moins pour les infirmiers.

Cependant, selon nos estimations, ce bonus disparaît rapidement au fil de la carrière, se transformant même en un malus conséquent. Pour les infirmiers, le bonus a disparu au bout de 12 ans ; et au bout de 20 ans de carrière, on estime que ces soignants ont un salaire inférieur de 16 % aux autres salariés à temps plein, toutes choses égales par ailleurs.

SRCV 2014-2016 (Insee) -- calculs EDHEC Business School

Pour le « deuxième bataillon » également, l’avancée dans la carrière se traduit par un malus salarial que l’on peut estimer à 18 % à 20 ans de carrière. Le fait que nos soignants poursuivent leurs missions et ne désertent pas l’hôpital au bout de quelques années peut s’expliquer, soit par le fait qu’ils sont « piégés » dans leur carrière, soit par l’existence de motivations intrinsèques à leur travail. Ce serait alors dans la réalisation même de leur travail que nos soignants trouveraient une rémunération non monétaire, contrebalançant ce malus salarial.

Que cet équilibre s’explique par le fait d’être piégé dans sa carrière ou par des motivations intrinsèques, il nous paraît très dangereux de reprendre après la crise du Covid-19 le business as usual. À cet égard, l’allocution du Président de la République, mettant en avant l’utilité commune de certains métiers, et invitant à repenser l’échelle des rémunérations nous semble rassurante si elle ne se limite pas à un effet d’annonce.

Les seuls bravos adressés aux soignants, qui en méritaient bien avant l’épidémie de Covid-19, ne suffiront pas. Gageons qu’au sortir de la crise sanitaire que nous traversons, les paroles seront suivis d’actes et que de nouveaux moyens seront alloués à l’hôpital. En attendant, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé, le 15 avril, le versement en mai prochain d’une prime d’un montant situé entre 500 et 1 500 euros pour les personnels investis dans la gestion de l’épidémie de coronavirus.

Cet article est co-publié avec The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original

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