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Pourquoi est-il si difficile pour les entreprises de gérer les lancements d'alerte ?

Wim Vandekerckhove , Professor
Nadia Smaili , Université du Québec à Montréal
Paulina Arroyo Pardo , UQAM

Wim Vandekerckhove, professeur à l'EDHEC, Nadia Smaili et Paulina Arroyo Pardo, professeures à l'UQAM, analysent, dans un article initialement publié sur The Conversation, les difficultés rencontrées par les entreprises et les améliorations possibles dans la gestion des lancements d'alerte.

Temps de lecture :
15 Mar 2023
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Depuis quelques semaines, l’actualité met les lanceurs d’alerte sur le devant de la scène. En février 2023, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a annulé la condamnation pénale de Raphaël Halet, l’un des lanceurs d’alerte de Luxleaks qui avait révélé les pratiques d’évasion fiscale de PriceWaterhouseCoopers. En France se déroule actuellement le procès en appel du Mediator, dans lequel le groupe pharmaceutique a été reconnu coupable en première instance de « tromperie aggravée » et d’« homicides et blessures involontaires ». Une sentence qui n’aurait pas pu être prononcée sans les révélations de la pneumologue Irène Frachon sur la dangerosité de coupe-faim commercialisé pour traiter le diabète.

 

En parallèle, la protection des lanceurs d’alerte en Europe est sur le point de bénéficier d’un nouvel élan d’envergure. En transposant la directive européenne sur le signalement d’irrégularités (2019/1937), les 27 États membres mettent à jour ou introduisent de nouvelles législations, y compris en France.

 

Une des caractéristiques clés de l’harmonisation européenne de la règlementation est que les organisations de 50 employés ou plus doivent à présent se munir d’un système de lancement d’alerte interne. Le dernier point est particulièrement important. En effet, les études existantes indiquent que 95 % des personnes signalent d’abord l’irrégularité à l’intérieur de leur organisation avant d’envisager de le faire à l’extérieur.

 

Or, la principale difficulté consiste justement à bien gérer les cas de lancement d’alerte au sein de l’organisation. Un exemple bien connu est celui de Yasmine Motarjemi qui, en tant qu’experte en sécurité alimentaire chez Nestlé, avait alerté sur la nocivité de certains produits alimentaires pour bébés. En dépit de cette révélation, l’entreprise avait placé la lanceuse d’alerte sous la supervision du responsable de cette ligne de produits défectueux qui a fait barrage à toutes ses actions. Peu après, Yasmine Motarjemi était licenciée.

 

Visions opposées

Notre récente recherche, publiée dans le Journal of Business Ethics, s’est penchée sur les raisons de ces difficultés.

 

D’un côté, on trouve le lanceur d’alerte qui ne donne pas toujours toutes les informations pertinentes et qui pourrait de surcroit avoir des attentes irréalistes. De l’autre côté, on trouve la haute direction de l’entreprise qui veut juste « tourner la page » et peut, elle aussi, avoir des attentes qui sont… irréalistes ! Coincé entre les deux, le responsable de la conformité nommé par l’entreprise a la volonté de régler le problème mais il se retrouve balloté entre deux protagonistes aux visions opposées.

 

Nous utilisons la théorie de l’agence, qui s’intéresse à l’asymétrie d’information et aux divergences d’intérêts entre deux parties, pour comprendre les raisons pour lesquelles le traitement des signalements d’irrégularités est si difficile, ainsi que pour identifier quelques solutions.

Dans le cas d’un lancement d’alerte au sein d’une entreprise, une situation particulière se présente. La direction de l’entreprise délègue la tâche de traiter les cas de lancement d’alerte au responsable de la conformité. Parallèlement, le lanceur d’alerte délègue au responsable de la conformité la tâche d’enquêter sur les actes répréhensibles et d’y mettre fin. À première vue, ces tâches semblent identiques, mais en réalité, le responsable de la conformité se trouve pris en étau entre le lanceur d’alerte et la haute direction.

 

Le responsable de la conformité est confronté à trois problèmes : premièrement, les parties ont des objectifs divergents dans leur façon d’appréhender ce que doit être la « bonne gestion » d’un lancement d’alerte. Le lanceur d’alerte aura tendance à se concentrer sur le résultat alors que la direction voudra d’abord réduire les conséquences néfastes de cette situation pour l’organisation. L’intérêt du responsable de conformité réside dans le respect des procédures et dans la conduite d’une procédure d’enquête appropriée.

Deuxièmement, les efforts du responsable de la conformité peuvent être mal perçus. Le lanceur d’alerte ne perçoit pas les efforts réels du responsable de conformité puisque ce dernier ne peut pas l’informer de tous les détails de l’enquête en cours. La direction ne perçoit pas non plus les efforts réels et la manière dont le responsable de la conformité traite un rapport, principalement parce que la haute direction perçoit les efforts au regard du nombre de rapports et de dossiers finalisés.

Troisièmement, le lanceur d’alerte et la haute direction prennent tous deux des risques en communiquant avec le responsable de la conformité, mais de manière très différente. Le lanceur d’alerte prend des risques parce que le responsable de la conformité pourrait ne pas prendre ses préoccupations au sérieux ou ne pas garder son identité confidentielle. La direction prend des risques dans la mesure où la protection de la réputation de l’organisation et la prévention des litiges sont entre les mains du responsable de la conformité.

 

Coût psychologique

La théorie de l’agence nous permet également d’identifier les coûts financiers et non financiers liés aux problèmes d’agence. Le lanceur d’alerte et la haute direction ont chacun leurs propres coûts de surveillance en essayant d’observer et de contrôler le comportement du responsable de la conformité afin de réduire leur propre prise de risque.

 

Nous constatons toutefois que le responsable de la conformité supporte des coûts de fidélisation doubles en essayant d’être un agent digne de confiance pour les deux principaux. En effet, vis-à-vis du lanceur d’alerte, le responsable de conformité veut être un enquêteur crédible et préserver la confidentialité de celui-ci. Mais il doit aussi supporter le coût du stress psychologique qui va avec cette situation parce qu’il ne peut pas être totalement transparent avec le lanceur d’alerte.

 

Pour la direction, le responsable de la conformité veut être un interlocuteur crédible en incitant les gens à signaler les actes répréhensibles en interne et en traitant rapidement les problèmes qui y sont associés. Mais, il supporte là aussi le coût du stress psychologique car il ne peut maîtriser complètement les éventuelles prochaines actions du lanceur d’alerte.

Selon la théorie de l’agence, les conflits et les problèmes peuvent être résolus en alignant les objectifs et les intérêts de l’agent et du principal. Notre recherche indique que les problèmes peuvent être résolus en donnant au responsable de la conformité les moyens de réduire ses coûts de fidélisation vis-à-vis du dénonciateur et de la haute direction.

 

Une question de confiance

Cela peut se faire de différentes manières. Par exemple, en publiant des indicateurs de performance du processus de traitement, en communiquant les procédures et les efforts déployés pour préserver la confidentialité, ou en informant régulièrement les lanceurs d’alerte de l’évolution de la situation.

 

L’alignement du système interne de signalement sur une norme de référence externe, comme la norme ISO 37002, peut également contribuer à rendre le responsable de la conformité plus digne de confiance aux yeux de toutes les parties prenantes. Les cadres supérieurs devraient également suivre les formations offertes sur le lancement d’alerte et sur la manière dont les signalements d’irrégularités sont gérés. Mais, il convient également d’étudier les grilles d’incitations salariales qui récompensent l’efficacité du traitement des signalements.

 

Ces mesures de gouvernance visent à faire du responsable de la conformité un leader digne de confiance dans le processus de signalement interne. La confiance n’est pas seulement nécessaire pour motiver les employés à « s’exprimer ». Elle est aussi nécessaire pour garantir aux lanceurs d’alerte et à la direction que le système de signalement interne fonctionne réellement, notamment parce que le responsable de la conformité est habilité à agir et déterminé à accomplir sa mission.

 

Le renforcement de la protection juridique des lanceurs d’alerte dans les États membres de l’UE oblige les entreprises à mettre en place un système interne de signalement d’irrégularité. Par conséquent, il devient crucial pour les organisations de munir le responsable de la conformité d’un mandat fort. Une meilleure compréhension de la complexité de la gestion des signalements internes peut motiver les organisations à mettre en œuvre certains moyens visant à rendre les systèmes de signalement interne plus efficaces.

 

 

Cet article, écrit par Wim Vandekerckhove, professeur à l'EDHEC Business School, Nadia Smaili et Paulina Arroyo Pardo, professeures à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Photo de Hugo Jehanne sur Unsplash

 

The Conversation

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