[Racontez-moi votre Recherche] "Papas solos" & Sphère domestique
En février 2013, dans la région nantaise, un homme se perche en haut d’une grue pour protester contre un jugement qui le prive depuis deux ans du droit de voir son fils. Il voulait assumer la garde de l’enfant. Soutenu par un collectif de pères en colère, il sera rejoint quelques heures plus tard par un autre père militant. Depuis, les pères isolés attirent le regard de la société et des médias. Car au-delà du drame personnel vécu par ces pères, ce fait divers démontre qu’aujourd’hui, des hommes sont prêts à se battre pour faire valoir leurs droits de père et prendre pleinement part à l’éducation et au soin de leurs enfants.
Ainsi, depuis quelques années, les chercheurs en sociologie, en anthropologie, en sciences juridiques mais aussi dans d’autres disciplines comme le marketing et le comportement de consommateur, ainsi que les médias, s’intéressent de plus en plus aux familles monoparentales dirigées par des « papas solos ». En effet, "le nombre de pères divorcés et séparés qui élèvent seuls leurs enfants a atteint un nombre record non seulement en Europe mais aussi dans la majorité des pays occidentaux. En France, où une famille sur cinq est une famille monoparentale, le nombre de familles monoparentales dirigées par des pères isolés a plus que doublé pendant les deux dernières décennies, passant de 100.000 en 1990 pour atteindre 240.000 en 2011 (INSEE).
Dans le cadre d’un travail de recherche, Mohamad Chour, Assistant d'enseignement en Marketing à l'EDHEC Business School s'est intéressé à la manière dont ces pères isolés expérimentent la sphère domestique. "C'est une sphère qui demeure fortement perçue comme féminine". La spécificité des pères isolés réside dans le fait qu’ils sont dans une situation de cumul de rôles. En effet, après leur divorce, ces pères sont amenés à assurer seuls les fonctions qu’ils partageaient avec leur ex-épouses. Parallèlement à leur vie professionnelle, ces pères doivent gérer seuls les tâches domestiques telles que, les tâches ménagères, la cuisine, les achats familiaux, ainsi que l’éducation et le soin des enfants, traditionnellement rattachées au rôle de la mère. La littérature en marketing et comportement du consommateur, considère que la mère assure la dimension affective, esthétique et expressive des tâches domestiques, alors que le comportement des pères est plutôt décrit comme instrumental, fonctionnel et indépendant voire même parfois « égoïste ». " précise le chercheur.
Afin de comprendre comment l’absence de la mère affecte le fonctionnement de ces familles ainsi que leurs pratiques de consommation, 20 pères isolés français ont participé à des entretiens. "L’objectif était de mieux comprendre les idéologies de ces pères isolés concernant leur conception de la famille et leurs valeurs familiales." Certains des pères interrogés ont la garde alternée de leurs enfants, d’autres la résidence permanente. Ils proviennent de différentes régions en France, appartiennent à des classes socio-professionnelles différentes, leurs âges varient entre 30 et 60 ans, et vivent dans des régions urbaines, rurales et semi-rurales.
Après l’analyse de 32h 53’ d’entretiens, une typologie de pères isolés a pu être identifié en se basant sur la façon dont ces derniers assurent et/ou délèguent le rôle qu’ils perçoivent comme maternel. Trois types de pères isolés ont émergé :
- Les pères isolés résilients : "ces pères assument et assurent complètement les fonctions auparavant assurées par leurs ex-épouses. Leur investissement dans la sphère domestique et l’éducation de leurs enfants peut même parfois être au détriment de leur vie professionnelle. Certains ont donc dû réduire leurs heures ou jours de travail, d’autres ont même préféré d’arrêter de travailler afin de s’occuper pleinement de leurs enfants. Le discours de ces pères est caractérisé par une forte dimension affective, d’abnégation et de sacrifice. Ces pères cherchent à développer leurs compétences dans le but de gérer la sphère domestique de la meilleure façon possible. Leur gestion domestique est fortement inspirée d’un modèle qu’ils considèrent comme idéal : celui de leurs propres mères.
- Les pères isolés résistants : ces pères refusent d’assurer toute tâche qu’ils perçoivent comme féminine, que ce soit pour des raisons idéologiques, ou par manque de compétences. Ces pères cherchent donc à déléguer les tâches auparavant assurées par leurs ex-épouses. Ils ont donc recours à des ressources féminines comme leurs propres mères, leurs sœurs ou leurs collègues, mais aussi au marché en ayant recours à des services comme le drive, le pressing, les services de ménages, et le baby-sitting.
- Les pères isolés bricoleurs : ils bricolent des ressources afin de faire face à leur situation de cumul de rôles. Ils cherchent donc à assurer certaines tâches que leurs ex-épouses assuraient, en développant les compétences nécessaires, mais aussi délèguent une autre partie de tâches, le plus souvent par manque de temps. Leur vie professionnelle étant toujours prioritaire.
"Les résultats de notre étude montrent que l’investissement des pères dans la sphère domestique est sous-évalué ou incompris. En effet, ils tendent à prouver qu’une partie non-négligeable des pères interrogés n’assurent pas les tâches domestiques dans une approche fonctionnelle. Ces tâches sont éprouvées comme un moyen de prendre soin de leurs enfants et de leur exprimer leur affection. Les tâches domestiques et l’éducation des enfants constituent des éléments constructifs de leur rôle et leur identité de père."
ALLER PLUS LOIN
► "Pères Isolés : un segment de marché encore ignoré des marques", EDHEC Vox, Septembre 2018