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Gouvernance des entreprises : de la raison d’être à la raison d’en être

Geert Demuijnck , Professor

Dans cet article, initialement publié dans le Magazine EDHEC Vox #15 et également disponible sur ladn.eu, Geert Demuijnck, Professeur à l'EDHEC, décrypte les liens entre gouvernance, éthique et performance extra-financière.

Temps de lecture :
13 mai 2025
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Ces dernières années ont été marquées par l’émergence de discours chocs parmi les jeunes diplômés des grandes écoles. Un terme, “bifurqueurs”, (1) a même été forgé pour qualifier celles et ceux qui bousculent leurs écoles au sujet de l’adaptation des formations à la transition écologique. Les études successives semblent confirmer les nouvelles appétences formulées par la jeune génération. Parmi les enjeux de l’entreprise auxquels les jeunes diplômés des écoles de commerce sont les plus sensibles, l’éthique de la gouvernance arrive en troisième position, derrière l’impact environnemental et social, selon une étude menée par le NewGen Talent Centre (2) de l'EDHEC Business School.

 

Comment ces tendances de fond se traduisent-elles dans le monde professionnel ? Sur cette question, une étude menée par Opinionway (3) en septembre 2022 révèle que près de 80 % des interrogés jugent « importante » ou « prioritaire » la place des engagements environnementaux et sociétaux d’une entreprise. Les jeunes générations sont ainsi tout aussi sensibles aux actions de leur employeur au sein de la société qu’à la place qui leur est dévolue dans l’organisation.

 

Des aspirations qui ont des conséquences bien concrètes, puisque d’après une étude réalisée par KPMG UK en janvier 2023 (4), près de 20 % des salariés britanniques auraient déjà refusé un job parce qu’il n’était pas aligné avec leur conscience environnementale. À tel point qu’on a évoqué l’an dernier la possibilité d’une vague de démissions vertes, le « climate quitting ». Toujours selon KPMG UK, 1 salarié sur 10 rechercherait activement un job lié à l’ESG. Une proportion qui monte jusqu’à 14 % chez les 18-24 ans.

 

Au commencement était la gouvernance

Ces considérations ne datent pas d’hier. D’ailleurs, c’est en 1971 qu’apparaît aux États-Unis le premier fonds intégrant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les processus d'investissement : le Pax World Fund. L’activité de l’entreprise y est scrutée à trois niveaux : son impact sur l’environnement, la manière dont les humains sont traités sur toute la chaîne de valeur, et la gouvernance de la structure. 

 

« Il est intéressant de relever que les étudiants placent l’éthique de la gouvernance en troisième position derrière l’impact environnemental et l’impact social de l’entreprise. Car en réalité, le levier principal pour faire changer les choses est la gouvernance, analyse Geert Demuijnck, professeur d’éthique de la gouvernance au sein de l’EDHEC. Le “tone at the top”, à savoir l’engagement des dirigeants de l’entreprise sur ces sujets, est crucial. »

En effet, si des géants comme Auchan, Veolia ou encore L’Oréal accordent du poids à la « fonction éthique » ou à leurs comités d’éthique en interne, ce n’est malheureusement pas encore le cas dans la majorité des organisations et institutions. « Cela dépend beaucoup de la relation entre le directeur de l’éthique et de la compliance et le conseil d’administration ou le CEO », poursuit le chercheur.

 

Il n’en demeure pas moins que les outils pour mesurer la qualité de la gouvernance existent : des process pour s’assurer que celle-ci n’est pas liée à des pratiques commerciales douteuses, une analyse de la composition du conseil d’administration (par exemple, la proportion H/F ou encore la séparation entre la position de directeur général et celle de directeur du conseil d’administration), l’existence et l’utilisation d’un système de protection des lanceurs d’alerte en interne, la présence d’un comité et d’un code d’éthique… Autant d’éléments qui participent à la performance extra-financière de l’entreprise.

 

Quand le régulateur s’en mêle

Une performance qui peut aussi se mesurer : des agences dédiées à la question s’appuient sur une liste de plus de 100 indicateurs pour noter les entreprises. 

« Toutefois, en fonction du pays et de sa législation, tous les résultats ne sont pas comparables. Par exemple, en France, l’imposition d’un quota de femmes dans le conseil d’administration (comme en Norvège ou en Islande) nous place en première position aux côtés de la Finlande, qui a un pourcentage de femmes similaire sans avoir eu besoin d’imposer un quota », précise Geert Demuijnck. En France, le régulateur a été particulièrement attentif aux attentes de la société civile, en faisant évoluer la gouvernance des entreprises à l’échelon national une première fois en 2016 avec la loi Sapin 2 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, puis en 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres. 

« La France a été précurseure sur un certain nombre de problématiques. C’est le cas par exemple du devoir de vigilance ou de la lutte contre le sexisme ou le harcèlement », illustre le professeur d’éthique de la gouvernance.

 

Au niveau européen, la directive sur la transparence européenne des rémunérations va également contraindre les entreprises, et même les sanctionner, en cas d’écarts salariaux injustifiés. 

« L’imposition de certaines normes par le législateur est souvent un passage obligé, car ces mesures ont un coût, comme quand une entreprise doit renoncer à un contrat juteux avec un pays parce que celui-ci viole un certain nombre de droits humains fondamentaux », poursuit notre interlocuteur. Et d’ajouter : « La bonne nouvelle, cependant, c’est que les entreprises éthiques et profitables existent. C’est-à-dire que, à part des exemples de type “poster child” souvent cités comme Patagonia, beaucoup d’entreprises réussissent à être profitables tout en gérant à peu près correctement les problèmes éthiques que posent leurs activités, même si cela implique parfois un petit manque à gagner. »

 

Des candidats qui scrutent la performance extra-financière

Du côté des candidats à l’embauche, des labels comme l’exigeant B-Corp ont permis de rendre plus lisibles ces engagements dont il est parfois complexe de mesurer tous les tenants et les aboutissants. Dans l’enquête « Great Insights » (5) menée en janvier 2024, on découvre que 86 % des collaborateurs déclarent qu’entre deux jobs identiques, ils rejoindront en priorité une entreprise labellisée Great Place To Work. 

 

Notons enfin qu’outre la structure de la gouvernance, c’est aussi dans les interactions quotidiennes de l’entreprise que se joue la partie. Culture du feedback, slow management, soft management, leadership positif… « Il est évident que les collaborateurs recherchent aujourd’hui des entreprises faisant la part belle au dialogue. Malheureusement, il existe encore une forme de méfiance au sommet, avertit Geert Demuijnck. Pourtant, l’avènement d’une culture participative induirait davantage d’autonomie et de responsabilisation chez les salariés. L’entreprise a tout à y gagner. » 

 

 

Références

(1) Face à l’urgence écologique, comment le discours des étudiants « bifurqueurs » d’AgroParisTech a essaimé. Le Monde, avril 2023 - https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/04/25/face-a-l-urgence-ecologique-comment-les-etudiants-bifurqueurs-d-agroparistech-ont-rendu-credible-une-voie-alternative_6170880_4401467.html

(2) NewGen, NewJob - Baromètre des enjeux du premier emploi (3e éd.), nov. 2023 - https://www.edhec.edu/sites/default/files/2023-11/202311_Baromètre_3ème%20edition.pdf

Les recruteurs comprennent-ils bien les aspirations des nouvelles générations d’étudiants en école de commerce ? Sept. 2024, The Conversation / EDHEC Vox - https://theconversation.com/les-recruteurs-comprennent-ils-bien-les-aspirations-des-nouvelles-generations-detudiants-en-ecole-de-commerce-238730

(3) Le rapport des jeunes à l’emploi, sept. 2022. Opinion Way - https://www.opinion-way.com/wp-content/uploads/2025/01/OpinionWay-pour-Le-Parisien-Economie-Indeed-Les-jeunes-et-leur-rapport-a-lemploi-Septembre-2022.pdf

(4) Climate quitting - younger workers voting with their feet on employer’s ESG commitments, Jan. 2023, KPMG - https://kpmg.com/uk/en/media/press-releases/2023/01/climate-quitting-younger-workers-voting-esg.html

(5) Great Insights 2024 : dans la tête des salariés français (2024) - https://content.greatplacetowork.fr/dossier-great-insights-2024

 

 

Photo de Mimi Thian sur Unsplash

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