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Trop pauvres pour obtenir un logement social ?

Aziza Laguecir , Professor
Bryant Ashley Hudson , IESEG School of Management

Dans un article récemment publié (1), Aziza Laguecir (EDHEC) et Bryant Ashley Hudson (IESEG) explorent pour la première fois le rôle de la comptabilité dans la stigmatisation des demandeurs les plus défavorisés de logement social en France. Ils mettent en lumière plus largement les mécanismes des inégalités à l'oeuvre à différents niveaux.

Temps de lecture :
22 avr 2025
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Peut-on être trop pauvre pour obtenir un logement social ? Dans un article intitulé « Too poor to get social housing: Accounting and structural stigmatisation of the poor » (1), Aziza Laguecir et Bryant Ashley Hudson analysent le rôle joué par la comptabilité dans la stigmatisation des demandeurs les plus pauvres. Intrigués par le fait que les populations les plus défavorisées ont un accès très limité au logement social en France, ils ont cherché à comprendre pourquoi. Ils mettent en lumière le rôle joué par les systèmes de mesure de la performance (PMS - Performance Measurement System) et de gestion comptable (MAS - Management Accounting System) dans la reproduction de la stigmatisation des personnes défavorisées.

 

Le paradoxe du logement social en France

Certaines études ont montré que les personnes auxquelles le logement social est destiné sont également celles qui ont le plus de difficultés à y accéder. Par exemple, un rapport commandé conjointement par six ONG françaises a mis en évidence les difficultés d'accès au logement social (2) pour les ménages à très faibles revenus : « Dans les zones tendues, les personnes en situation de pauvreté ou grande précarité représentent 41 % des demandeurs de logements sociaux, mais elles ne sont les bénéficiaires que de 35 % des attributions. Ce qui fait qu’une majorité de ces familles est logée dans le parc privé, le plus souvent dans des conditions de dégradation et de surpeuplement et des taux d’efforts (c’est-à-dire la part du loyer et des charges sur les revenus du ménage) insoutenables ». Ce paradoxe du logement social en France devait être étudié.

 

Dans leur article, Aziza Laguecir et Bryant Ashley Hudson montrent que le secteur du logement social est confronté à des pressions institutionnelles croissantes en matière de performance financière, l'accent étant mis sur les flux de trésorerie et les économies de coûts. Des décennies de réformes de la nouvelle gestion publique ont favorisé une "approche marché" dans ce secteur, notamment par le biais de méthodes comptables inspirées du secteur privé. Cela a contribué à modifier la nature des organismes de logement social et leurs processus comptables. Il est à noter que ce modèle axé sur la performance économique touche tous les secteurs d'activité et n'est pas propre au logement social.

Cependant, en l'état, il a des conséquences négatives concrètes, telles que la stigmatisation des plus vulnérables, qui se traduit par un accès limité au logement social et abordable.

 

Les chercheurs pointent le fait que ce processus de stigmatisation n'est pas isolé à un niveau micro, mais lié à un contexte plus large de politiques institutionnelles et de normes socioculturelles.

 

Qu'est-ce que la stigmatisation ?

La stigmatisation peut être décrite comme un ensemble de croyances négatives et injustes à l'égard d'une personne ou d'un comportement. Le sociologue canado-américain Erving Goffman a défini la stigmatisation comme une « différence discréditante » et « indésirable », qui place l'individu dans une situation où il est « disqualifié de la pleine acceptation sociale ». Selon lui, la stigmatisation est un jugement négatif sur le caractère ou la valeur d'une personne. Les effets néfastes de la stigmatisation comprennent des sentiments de honte, d'isolement, une diminution des possibilités d'emploi ou d'interaction sociale et une réticence à demander de l'aide.

 

Dans leurs travaux, Link et Phelan (3) définissent la stigmatisation structurelle comme « l'étiquetage, les stéréotypes, la ségrégation, la perte de statut et la discrimination qui coexistent dans une situation de pouvoir permettant à ces processus de se développer ». Hatzenbuehler et Link (4) ont enrichi cette définition en y incluant « les conditions sociétales, les normes culturelles et les politiques institutionnelles qui limitent les opportunités, les ressources et le bien-être des personnes stigmatisées ».

 

Comment la comptabilité façonne et reproduit la stigmatisation

Compte tenu de la crise du logement et de la pénurie de logements sociaux, quel est l'impact de la comptabilité des organismes sociaux publics sur les demandeurs les plus défavorisés ?

Ce phénomène s'explique de deux façons.

 

Premièrement, la comptabilité participe à leur stigmatisation structurelle en reproduisant aux niveaux national et local la stigmatisation présentes dans les politiques institutionnelles. Ces programmes de financement nationaux ont créé une catégorisation des logements qui a conduit à séparer (en catégories mais aussi physiquement) les bénéficiaires en fonction de leur degré de pauvreté, en leur attribuant des étiquettes négatives et des stéréotypes : « mauvais » comportement, quartier dégradé, criminalité, etc.

 

Ensuite, la gouvernance étatique et le système de mesure de la performance (PMS) qui y est associé, combinés aux normes socioculturelles et aux politiques locales, ont fortement influencé les opérations liées à ces PMS, en particulier le non-paiement des loyers.

Les demandeurs sont classés en deux grandes catégories : les « bons » et les « mauvais » profils. Différentes étiquettes sont utilisées pour identifier les familles nombreuses, les chômeurs et les migrants. Celles-ci sont associées à des résultats défavorables (et/ou incertains), notamment quant à leur capacité à payer le loyer et l'acceptation sociale d'un certain nombre de comportements. Cette catégorie était subdivisée en deux parties : « mauvais » (chômeurs, familles nombreuses, familles monoparentales, personnes souffrant de troubles mentaux...) et « très mauvais » (gens du voyage, personnes ayant de graves problèmes sociaux, etc.).

Ces profils, associés à de faibles revenus et à des caractéristiques identifiées comme indésirables, ne sont pas sélectionnés pour l'attribution d'un logement afin de limiter le risque de loyers impayés.

 

La stigmatisation structurelle des plus pauvres

Historiquement, les personnes défavorisées ont été stigmatisées à un niveau structurel, ce qui a exacerbé les inégalités de richesse et d'opportunités. Dans ce contexte, la comptabilité reproduit et renforce cette stigmatisation.

Elle peut donc être considérée comme une "machine à stigmatiser", dont les différents composants interconnectés (comptabilité de gestion et systèmes de mesure de la performance) contribuent à amplifier, légitimer et reproduire les inégalités sociales.

 

Il est intéressant de noter que les politiques locales jouent également un rôle dans la stigmatisation des bénéficiaires les plus pauvres, en encourageant la mixité sociale et la rénovation urbaine. Cela s'explique par le fait que la rénovation urbaine conduit à expulser les bénéficiaires les plus pauvres de leurs logements, en attribuant une part non négligeables des nouveaux logements à des bénéficiaires plus aisés, dans le but de favoriser la mixité sociale.

 

Néanmoins, la stigmatisation des plus pauvres semble prendre une forme différente de celle qu'elle avait dans le passé. Alors qu'historiquement, les personnes défavorisées pouvaient être mis à l'index publiquement, dans le cas étudié, la stigmatisation est moins visible, moins explicite et elle n'est pas publique.

Ainsi, les plus défavorisés ne sont pas conscients de la nature des conséquences associées à leur stigmatisation. Le refus d'accès au logement social n'est jamais justifié : le processus vise à protéger les propriétaires et reste invisible pour les demandeurs.

 

Conclusion

L'analyse du rôle de la comptabilité dans la stigmatisation structurelle des plus pauvres dans le secteur du logement social met en lumière les facteurs structurels qui contribuent aux inégalités et à leur discrimination, tels que les systèmes de catégorisation et de mesure de la performance.

Cette analyse peut permettre de changer les termes du débat, en passant de la responsabilité individuelle vers le poids des normes structurelles plus larges qui contribuent directement à la pauvreté et à l'insécurité en termes de logement.

 

Il est désormais nécessaire des mettre en place des politiques de logement plus inclusives, qui autonomisent les personnes défavorisées plutôt que de les stigmatiser. Nous devons comprendre que la stigmatisation de la pauvreté ne fait que l'aggraver, agissant comme un ciment qui maintient les plus défavorisés à leur place. La lutte contre la pauvreté commence par la compréhension de ses conditions structurelles.

 

Références

(1) Aziza Laguecir, Bryant Ashley Hudson. Too poor to get social housing: Accounting and structural stigmatisation of the poor (2024) Critical Perspectives on Accounting. Volume 100, December 2024, 102757 - https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S104523542400056X#s0025

(2) Rapport inter-associatif 2023 : Les difficultés d'accès au logement social des ménages à faibles ressources - https://www.atd-quartmonde.fr/publications/rapport-inter-associatif-sur-les-difficultes-dacces-au-parc-social-des-menages-a-faibles-ressources-dans-la-metropole-du-grand-paris/

(3) Bruce G. Link and Jo C. Phelan. Conceptualizing Stigma (2001). Annual Review of Sociology
Vol. 27 (2001), pp. 363-385 (23 pages) - https://www.jstor.org/stable/2678626

(4) Mark L. Hatzenbuehler, Bruce G. Link. Introduction to the special issue on structural stigma and health (2014). Social Science & Medicine, Volume 103, February 2014, Pages 1-6 - https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0277953613007090

 

 

Photo by Samuel Bryngelsson via Unsplash