Mixité sociale & territoires : une vue inédite de la ségrégation en France
Dans cet article, deux chercheurs de l’EDHEC et de Dauphine – respectivement Tristan-Pierre Maury et Kevin Beaubrun-Diant – présentent une étude novatrice (1) qui analyse très finement la ségrégation socio-économique dans et entre tous les niveaux de territoires français, des aires urbaines aux zones rurales.
La ségrégation socio-économique mesure l’éloignement géographique des populations en fonction de leur caractéristiques économiques ou sociales. Elle permet d’identifier les processus de concentration de la pauvreté ou, au contraire, d’isolement des foyers aisés.
Dans cet article, Tristan-Pierre Maury et Kevin Beaubrun-Diant présentent la première étude exhaustive de la ségrégation par les revenus en France (1). Ils utilisent des données administratives détaillées couvrant l’ensemble de la population française entre 1999 et 2015, permettant ainsi une mesure précise de la ségrégation à différents niveaux au sein des aires urbaines (AU), centres-villes, banlieues, zones périurbaines, zones rurales.
Couvrant aussi bien les grandes métropoles que les villes plus petites, cette étude montre que les déséquilibres résidentiels s’aggravent. En cause ? Les écarts entre les aires urbaines, ainsi que la migration accrue des ménages aisés vers les zones périurbaines. Des résultats qui plaident en faveur de politiques de mixité sociale à plus grande échelle, intégrant toute la diversité des territoires.
Macro ou micro : des échelles pour mieux mesurer la ségrégation
Quels critères pertinents pour mesurer la ségrégation ? L’étude montre qu’il ne suffit pas d’analyser les composantes « macro » de la ségrégation entre le centre-ville et les banlieues. La plus grande partie de la ségrégation observée se situe à l’échelle « micro », c’est-à-dire à l’intérieur même des banlieues, des zones périurbaines ou des centres-villes.
L'utilisation d’indices d'information pour différents percentiles de revenus permet de se concentrer sur certains profils économiques. Cela permet ainsi de mesurer le degré d’isolement des ménages parmi les 10% les plus pauvres de la population, ou celui des 10% les plus riches.
Ces indices permettent de distinguer les composantes de la ségrégation entre et au sein des aires urbaines. L’étude précise également la ségrégation en fonction de la taille des AU (petites, moyennes, grandes) et du type de commune (centre-ville, banlieue, zone périurbaine) au sein de chaque aire.
Une ségrégation qui change de forme, surtout aux extrêmes
Les résultats montrent que la ségrégation par les revenus n’a que légèrement augmenté en France entre 1999 et 2015 sur l’ensemble de la population, mais que cette hausse est beaucoup plus marquée pour les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches, qui tendent à se regrouper dans des espaces distincts. À l’inverse, les classes moyennes restent relativement plus mélangées.
Contrairement aux idées reçues, ce phénomène dépasse largement les grandes villes, la ségrégation par les revenus ne concernant pas uniquement Paris et les grandes métropoles comme Lyon ou Marseille.
Les villes moyennes et petites sont aussi touchées. La ségrégation y a même augmenté plus rapidement qu’à Paris. Au cours du temps, le phénomène de ségrégation en France s’est donc déplacé vers les villes moyennes, voire petite. Les secteurs ruraux ne sont plus épargnés non plus.
En procédant à une analyse plus fine, au sein des aires urbaines, les chercheurs identifient que les zones périurbaines attirent de plus en plus les ménages aisés, ce qui accentue les contrastes avec les centres-villes et les banlieues.
Évolution du paysage urbain et recomposition sociale
En 15 ans, environ 40% des ménages français ont déménagé dans une autre aire urbaine. L’étude montre une transformation structurelle et géographique de la ségrégation. Ce mouvement accentue la ségrégation : les ménages aisés se déplacent vers des zones plus homogènes en termes de revenus et, encore une fois, ce phénomène est particulièrement marqué dans les villes moyennes et grandes.
L’étude distingue la ségrégation entre les aires urbaines et celle qui existe au sein des aires urbaines.
D’une part, les différences entre les aires urbaines diminuent entre 1999 et 2015, ce qui signifie que les inégalités entre différentes villes tendent à se réduire. Il n’y a pas, ou de moins en moins, de villes pour les hauts revenus, et de villes pour les bas revenus. Les grandes villes se ressemblent de plus en plus en termes de composition de revenus.
Dans le même temps, la ségrégation au sein de ces villes augmente nettement. Les centres-villes et les banlieues deviennent de plus en plus homogènes socialement, avec notamment dans les villes moyennes, une concentration des ménages modestes dans les centres et des classes moyennes/supérieures en périphérie.
Cette fuite des classes moyennes et supérieures vers des espaces périurbains modifie l’équilibre socio-économique des territoires.
Repenser les politiques publiques de lutte contre la ségrégation
L’étude souligne par ailleurs les limites des politiques locales contre la ségrégation. Menées à l’échelle d’une seule métropole, elles sont mécaniquement inefficaces, voire peuvent accentuer les disparités entre les aires urbaines, en reléguant par exemple les ménages modestes vers les banlieues.
En proposant une analyse plus fine des dynamiques de fragmentation socio-spatiale, les auteurs soulignent l’importance d’adopter une approche politique nationale pour lutter contre ce phénomène.
Enfin, au-delà des grandes métropoles, les politiques publiques de lutte contre la ségrégation doivent dorénavant inclure les aires urbaines plus petites et tenir compte de la mobilité résidentielle, jusque-là souvent ignorées des politiques publiques.
Quelles autres pistes existent ? Pour contribuer à réduire la fragmentation des territoires, les économistes recommandent de faciliter l’accès aux services publics et de renforcer l’offre de logements sociaux dans les zones périurbaines.
Références
(1) Beaubrun-Diant, K., & Maury, T. P. (2024). Income segregation in France: a geographical decomposition across and within urban areas. Regional Studies, 58(3), 442–454. https://doi.org/10.1080/00343404.2023.2237531
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