Les grandes entreprises aux premières loges du défi de la durabilité
Dans cet article, initialement publié dans EDHEC Vox Mag n° 15, Thomas B. Long, professeur associé à l'EDHEC, analyse pourquoi le modèle d'entreprise axé sur la mission est un pas dans la bonne direction, mais qu'il est désormais temps pour les grandes entreprises de reconnaître leurs responsabilités... et de tirer parti de leur nouveau rôle.
Alors que nous dépassons actuellement plusieurs limites planétaires au-delà desquelles nous risquons des changements environnementaux irréversibles compromettant notre accès à l’air pur, à l’eau ou encore à la nourriture, il est probablement temps d’embrasser de nouveaux business models.
« La rhétorique autour des entreprises à mission a induit une réflexion sur l’importance d’avoir un impact au-delà des profits ou des rendements pour les actionnaires. Ce qui était un signal positif essentiel. Mais en matière d’impacts sur les pratiques globales, ce type d’approche est loin de transformer en profondeur les entreprises pour leur permettre d’opérer à l’intérieur des limites planétaires », relève Thomas B. Long, professeur associé à l’EDHEC, expert en stratégie, entrepreneuriat et modèles économiques durables.
Ces limites planétaires définissent un espace de développement pour l’humanité, fondé actuellement sur neuf processus biophysiques qui régulent la stabilité de la planète, allant du changement climatique à l’érosion de la biodiversité, en passant par l’acidification des océans. Pour les prendre en considération, il ne suffira pas pour une entreprise d’être « à mission » : le terme a pu être dévoyé de son essence par les stratégies marketing, tandis que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a vocation à se concentrer sur un corpus réduit de règles et de pratiques, ou sur
la philanthropie, au risque, parfois, d’ignorer les tensions entre mission et profit qui sapent les objectifs de durabilité à long terme.
L’idée d’une entreprise à impact net positif
Pour parvenir à faire leur mue, les grandes entreprises peuvent compter sur les communautés de chercheurs, qui imaginent comment pivoter vers de nouveaux modèles économiques, à l’image du centre de recherche de l’EDHEC consacré à « l’impact net positif ». Le concept ? Faire en sorte que l’entreprise ait un impact global positif grâce à ses opérations, produits ou services. Ainsi, elle vise à donner plus qu’elle ne prend à la nature et à la société.
Cela contraste avec la vision traditionnelle des affaires dans laquelle l’objectif principal était de maximiser les rendements pour les actionnaires, « une approche souvent soutenue par des tentatives d’externalisation du plus grand nombre de coûts possible, avec à la clé de nombreux dégâts :
rejet des déchets dans les rivières, ou dans l’atmosphère sous forme de CO2, mauvaises pratiques au travail, etc. », précise Thomas B. Long.
Comme tout modèle théorique, celui de l’entreprise à impact net positif devra bien sûr relever certains défis, à commencer par la difficulté à mesurer et à vérifier l’impact d’une entreprise, notamment au regard des effets rebond.
Il faudra ainsi s’assurer que tout gain environnemental d’un côté ne conduise pas à une augmentation de la consommation de l’autre côté, annulant les bénéfices initiaux. Par exemple, des économies d’énergie dans la fabrication peuvent entraîner une baisse des prix des produits, ce qui stimule les ventes et, par conséquent, une plus grande utilisation globale des ressources
Une logique qui s’applique aussi à l’allocation des profits, qui, si elle conduit à aggraver les externalités négatives de l’entreprise sur son environnement, l’éloigne également de son objectif net positif. « Cela démontre la nature systémique et interconnectée du problème auquel nous sommes confrontés », poursuit le chercheur.
Vers un modèle d’économie régénérative
Basculer vers un modèle d’impact net positif doit donc être couplé à une réflexion macroéconomique pour tenter de s’inscrire dans le cadre des limites planétaires. Les traduire au niveau de l’entreprise est certes complexe mais indispensable pour prendre en compte les impacts réels sur les écosystèmes, puis définir des objectifs pertinents.
En visant un impact net positif, les entreprises doivent s’engager à aller au-delà de la compensation et à réduire activement leur empreinte carbone tout en investissant dans des pratiques régénératrices qui restaurent et améliorent les écosystèmes. « Cela peut inclure des initiatives telles que le reboisement, les projets d’énergie renouvelable et les pratiques d’économie circulaire qui minimisent les déchets et l’utilisation des ressources », illustre Thomas B. Long.
« Il y aura également besoin de nouveaux modèles économiques autour des principes de suffisance avec l’économie de partage. Un modèle conçu pour réduire réellement
la consommation, ce qui n’est pas la logique classique que l’on observe dans les affaires. Habituellement, les entreprises veulent vendre plus, car plus elles vendent, plus elles peuvent gagner d’argent. »
Un changement possible dans tous les secteurs ?
Reste une inconnue : celle du temps dont disposent encore les entreprises pour mener à bien ces transformations. « La véritable question n’est pas de savoir combien de temps prendront les entreprises pour changer de paradigme, mais à quel point il est urgent qu’elles le fassent, dans le cadre de la crise climatique actuelle », alerte le chercheur.
En outre, la prochaine décennie sera cruciale pour apporter des changements substantiels et éviter les impacts les plus dévastateurs du changement climatique. À ce titre, tous les secteurs sont concernés, et, bien que la transition soit plus complexe dans certains domaines, elle n’en demeure pas moins possible grâce à l’innovation.
Par exemple, dans la fabrication de l’acier, l’accent devra être mis sur la réduction de la demande et la recherche de substituts (amélioration des process de recyclage et promotion de l’économie circulaire).
Pour le charbon, le gaz et le pétrole, une transition réelle nécessitera probablement leur élimination progressive par d’autres sources d’énergie ainsi que la diversification vers de nouveaux domaines d’activités.
De nouveaux leaders pour de nouveaux business models
Enfin, impossible d’occulter que ces transformations radicales sont conditionnées à un changement de paradigme dans les décisions d’investissement qui ne se fera pas sans une évolution du leadership.
L’exemple de l’ex-patron de Patagonia apporte une parfaite illustration de ce glissement : Yvon Chouinard a fait don de son entreprise pour défendre la planète en transférant 100 % des parts de Patagonia à un trust chargé de respecter les valeurs écologiques de la marque, ainsi qu’à plusieurs associations de protection de l’environnement.
Penser au-delà de la performance financière pour contribuer à une meilleure attribution des ressources au service des employés, des communautés et plus globalement de la planète implique donc des choix courageux.
Il s’agit aussi de faire émerger des leaders capables de mener une réflexion profonde sur les nouveaux substituts proposés, afin qu’ils soient réellement bénéfiques pour l’ensemble des parties prenantes, comme le démontre l’exemple du véhicule électrique.
« Les leaders devront avoir des objectifs différents, et aussi des principes différents. Cela nécessitera des niveaux de coordination beaucoup plus élevés tout au long de la chaîne de valeur, ce qui est probablement incompatible avec les conceptions plus traditionnelles de la concurrence et de la stratégie commerciale. Les leaders sont confrontés à de nouveaux défis et auront donc besoin de nouvelles compétences pour gérer tout autant les facteurs techniques qu’humains », conclut Thomas B. Long.
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Photo de Austin Li sur Unsplash