A la rencontre de Rania Labaki, professeure associée et directrice de chaire, dont la voix contribue à faire connaître les entreprises familiales
Lorsque Rania Labaki revient sur son parcours, un fil conducteur logique, à la fois subtil et évident, se dessine, depuis son enfance dans un Liban en guerre, en passant par les salles de classes françaises et des rendez-vous dans le monde entier, jusqu'à la direction de la chaire Entreprise familiale de l'EDHEC. Même si elle n'avait pas prévu cette trajectoire dès le départ, chaque étape était ancrée dans quelque chose de profondément personnel : « J'ai grandi dans une famille d'entrepreneurs », explique-t-elle. « Cela m'a permis de réaliser très tôt à quel point les entreprises familiales sont spéciales, en particulier dans les moments difficiles »...
Les parents de Rania incarnaient l'esprit d'opportunité, s'adaptant rapidement aux circonstances changeantes avec clairvoyance. Cette même capacité à percevoir et à saisir le potentiel allait définir sa propre carrière. Au départ, elle se voyait rejoindre le monde des affaires après avoir obtenu son master en administration des affaires à l'université Saint Esprit de Kaslik, au Liban, en 1998. La recherche et le monde universitaire ne faisaient pas encore partie de ses projets.
Mais tout a changé lorsqu'elle reçoit une bourse de l'Agence Universitaire de la Francophonie pour étudier à Bordeaux. Là-bas, une rencontre fortuite avec les membres d'un centre de recherche sur les entreprises familiales lui ouvre des portes. Intriguée, elle décide de consacrer son deuxième mémoire de master, puis son doctorat (1), aux entreprises familiales. « Je n'avais pas l'intention de devenir chercheuse », se souvient-elle. « Mais je me suis pris de passion pour ce métier et ce sujet. »
À cette époque, le champs des entreprises familiales étaient encore naissant. À sa grande surprise, après avoir passé en revue la littérature scientifique, elle constate que peu de recherches ont été menées sur l'influence de la famille sur les entreprises familiales. Convaincue de l'importance de ce sujet, notamment à la lumière des enseignements tirés de sa propre entreprise familiale, elle relève le défi de l'explorer, tout en étant pleinement consciente des difficultés liées à l'analyse empirique de la dynamique familiale.
Afin de recueillir des données pour sa thèse sur ce sujet, elle rédige à la main 400 lettres adressées à des entreprises familiales cotées en bourse en France. « Je savais que je devais faire appel à la sensibilité personnelle des PDG et présidents d'entreprises familiales, qui sont naturellement réticents à parler ouvertement de leurs relations familiales ». Le taux de réponse atteint le chiffre remarquable de 20 %. « Cela m'a confirmé à quel point ce sujet était important pour eux. »
La détective qui sommeillait en elle – enfant, elle dévorait les romans policiers – trouve un nouveau terrain de jeu dans la recherche. « Vous résolvez une énigme, vous construisez des idées à partir de petits éléments. C'est ça qui est passionnant. » Son travail de doctorat combine les cadres de la "thérapie familiale" et les théories financières, ouvrant la voie à une approche interdisciplinaire pour comprendre la dimension émotionnelle de la performance des entreprises.
Lorsqu'elle présente ses travaux à la principale conférence internationale sur les entreprises familiales (IFERA - FBN) à Bruxelles en 2005, elle fait forte impression en remportant le prix du meilleur article. Cette étape importante marque le début de relations durables avec des universitaires de renom et le PDG du Family Business Network (FBN), le plus grand réseau mondial d'entreprises familiales, avant même qu'elle n'ait terminé son doctorat. Sa thèse, intitulée « Contribution à la connaissance des liens familiaux dans les entreprises familiales françaises cotées : renforcement versus atténuation » (1), est officiellement soutenue en 2007 et a reçu depuis de nombreuses distinctions.
Pourtant, le monde universitaire peut rimer avec solitued, en particulier pendant le long processus d'écriture de la thèse. Pendant cette période, Rania étudie le chinois et l'allemand, deux des langues les plus difficiles qu'elle pouvait choisir, recherchant la stimulation intellectuelle tout en cultivant la compréhension interculturelle avec ses camarades. Entre-temps, l'enseignement est devenu une évidence grâce à son poste de chargée de cours, ravivant une passion qui résonnait en elle depuis son plus jeune âge. « Enfant, je rêvais d'être professeure de français », sourit-elle. « Après l'école, je donnais des cours à mes poupées. »
Après ses années à l'université de Bordeaux, elle décroche un premier poste d'Assistant Professor à l'INSEEC, avant de revenir dans son alma mater en tant que Professeure associée en 2008, puis de devenir directrice d'un programme de master en gestion financière et patrimoniale. Il s'agit d'un poste de direction très formateur, où elle est chargée de remanier le programme d'études dans le cadre des réformes nationales. « C'était intense, mais tellement enrichissant », dit-elle. Sous sa direction, la satisfaction des étudiants augmente fortement.
Les graines semées au fil des années depuis sa première conférence internationale à Bruxelles commencent à germer : le PDG de FBN de l'époque a donné suite à sa suggestion initiale de collaboration, ce qui débouche sur près d'une décennie de travail avec le comité Next Generation de FBN, axé sur les membres de la prochaine génération des entreprises familiales, un groupe encore dans l'ombre à l'époque.
« Certains collègues m'ont dit que je perdais peut-être mon temps, que ces jeunes étaient des enfants gâtés », se souvient-elle. « Au-delà de ces stéréotypes, j'ai rapidement découvert une nouvelle génération désireuse d'avoir un impact, même si les défis étaient plus complexes que ceux de leurs pairs issus d'entreprises non familiales. Dans leur quête de légitimité, ils s'appuient sur les épaules de géants – leurs propres familles – et doivent naviguer non seulement dans les méandres des affaires, mais aussi dans les subtilités familiales, sous une pression incroyable. »
Avec le FBN, Rania contribue à recentrer les rencontres mondiales du secteur sur les émotions et leur rôle dans les entreprises familiales. « Ce fut un énorme succès. Cela a prouvé que l'intelligence émotionnelle est au cœur des décisions des entreprises familiales. » Cette idée est devenue sa mission : relier la recherche universitaire à la vie réelle des familles d'entrepreneurs.
En parallèle, elle a renforcé ses liens avec l'IFERA (International Family Enterprise Research Academy) et le FFI (Family Firm Institute), occupant des postes clés au sein de leurs conseils d'administration et comités et contribuant à d'importantes initiatives mondiales dans les domaines de la recherche, de l'éducation et de la pratique. Mais bien qu'elle parcourt le monde, il lui manque quelque chose : une plateforme plus large et plus internationale à partir de laquelle amplifier la recherche sur les dimensions émotionnelles des entreprises familiales.
C'est alors que l'EDHEC se présente sur son chemin.
« C'était un grand changement : passer d'une université publique à une école de management. Mais j'aime les défis. » Six mois après son arrivée en 2016, elle est devient directrice de la chaire Entreprise familiale. Créée en 2012, cette structure avait besoin d'un nouveau souffle. Sous sa direction, https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/rania-labaki-une-decennie-dediee-aux-entreprises-familiales (2).
« Ce que j'aime ici, c'est l'ADN entrepreneurial », dit-elle. « J'ai pu créer de nouveaux projets, prendre des risques. Cela m'a rappelé l'esprit audacieux de mon père. » À l'EDHEC, elle adhèrent également à l'engagement de l'école en faveur de l'entrepreneuriat responsable. « Nous sommes désormais affiliés à l'EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship, qui est tout à fait aligné avec les valeurs de nombreuses entreprises familiales. »
En classe, elle combine sa double expertise en finance et en dynamique familiale. Même lorsqu'elle enseigne la finance d'entreprise, elle intègre des cas d'entreprises familiales : « Il s'agit de mettre des lunettes émotionnelles pour comprendre la prise de décision financière. »
Pour Rania, la recherche ne sert pas uniquement à alimenter les revues académiques, même si elle compte à son actif plusieurs publications influentes qui ont permis de faire passer le thème des émotions familiales de la marge au premier plan du débat académique. « Toward the Cluster Model: The Family Firm’s Entrepreneurial Behavior Over Generations » (3), « Moral Emotions in Family Businesses: Exploring Vicarious Guilt of the Next Generation » (4) dans Family Business Review, « Exploring the emotional nexus in cogent family business archetypes » (5), « A governance approach of emotion in family business: Towards a multi-level integrated framework and research agenda » (6) dans Entrepreneurship Research Journal, et « The strategic divestment decision in the family business through the real options and emotional lenses » (7) dans le Handbook of research on the strategic management of family businesses, offrent un aperçu de ses travaux.
La mission de sa chaire est d'inspirer et de soutenir à la fois les entreprises familiales et leurs parties prenantes, des étudiants aux notaires, afin de pérenniser un modèle entrepreneurial responsable de génération en génération. « La plupart des enseignements dispensés dans les écoles de management sont basés sur les grandes entreprises cotées en bourse. Cela ne reflète pas du tout la réalité. Les entreprises familiales représentent en fait la grande majorité des entreprises dans le monde. Nous devons actualiser le discours. »
Cela se traduit par des initiatives pédagogiques uniques et innovantes, notamment le tout dernier programme « Jeunes Administrateurs Familiaux » visant à développer les compétences en matière de gouvernance de la prochaine génération d'entreprises familiales et de family offices. De même, des conférences et des événements sont régulièrement organisés afin de diffuser les connaissances de la chaire, traitant de sujets importants mais peu explorés, tels que les secrets de famille (4), la formation de l'identité (8) ou les émotions dans l'histoire familiale/professionnelle (9) (10).
La lutte pour être visible est continue, même à l'échelle mondiale. « Les chercheurs spécialisés dans les entreprises familiales sont les plus résilients », plaisante-t-elle. « Nous n'avons pas le choix. Nous nous battons pour être reconnus. » Mais des progrès ont été réalisés. Rania a pris la parole à deux reprises devant des institutions européennes pour évoquer les défis auxquels sont confrontées les entreprises familiales et leur importance dans l'élaboration des politiques futures. Elle a également développé de nombreux partenariats avec divers acteurs, tels que l'Association Française du Family Office, le Conseil Supérieur du Notariat et Les Henokiens, en France et à l'international, afin de réunir les efforts de différentes institutions et disciplines. Elle a occupé des postes de professeure invitée dans de nombreuses universités internationales, a reçu plusieurs prix, dont le FFI Achievement Award 2020 et son intronisation en 2023 au Family Business Hall of Fame, et elle intervient régulièrement lors de conférences à travers le monde. Sa voix porte désormais.
Ainsi, la jeune fille qui écrivait autrefois 400 lettres à la main touche aujourd'hui des milliers de personnes, des salles de classe aux salles de conférence, toujours animée par un mélange d'empathie, d'intelligence et de ténacité tranquille. « J'aime simplement les défis », dit-elle avec humilité. « Je crois en l'impact positif des entreprises familiales et en notre rôle dans leur soutien à travers l'éducation et la recherche. C'est un effet domino : lorsque nous renforçons les connaissances des parties prenantes des entreprises familiales, nous favorisons l'émergence d'un monde meilleur, car les entreprises familiales constituent la majorité des entreprises. »
Dates clés
2016–aujourd'hui: Professeure associée et Directrice de la chaire Entreprises familiales de l'EDHEC, EDHEC Business School
2008–2015: Professeur associé et Directrice du master en gestion de patrimoine, Université de Bordeaux
2007–2008: Assistant Professor, INSEEC Business School
2007: Doctorat en Management Science, Université de Bordeaux (Thèse intitulée "Contribution à la connaissance des liens familiaux dans les entreprises familiales françaises cotées")
1999: Master of Science en Management, Université de Bordeaux, France
1998: Master’s in Business Administration, University of Saint-Esprit de Kaslik, Lebanon
Pour en savoir plus sur Rania Labaki
- Accéder à sa page personnelle sur edhec.edu
- Visiter son compte Google Scholar
- Se rendre sur son profil Linkedin
Références
(1) Contribution à la connaissance des liens familiaux dans les entreprises familiales françaises cotées : renforcement versus atténuation (2007) Rania Labaki, sous la direction de Gérard Hirigoyen - https://www.sudoc.abes.fr/cbs/DB=2.1/SRCH?IKT=12&TRM=119582007
(2) Rania Labaki: a decade dedicated to family businesses (2022), EDHEC Vox - https://www.edhec.edu/en/research-and-faculty/edhec-vox/rania-labaki-a-decade-dedicated-to-family-businesses
(3) Michael-Tsabari, N., Labaki, R., & Zachary, R. K. (2014). Toward the Cluster Model: The Family Firm’s Entrepreneurial Behavior Over Generations. Family Business Review, 27(2), 161-185. https://doi.org/10.1177/0894486514525803 (Original work published 2014)
(4) Bernhard, F., & Labaki, R. (2020). Moral Emotions in Family Businesses: Exploring Vicarious Guilt of the Next Generation. Family Business Review, 34(2), 193-212. https://doi.org/10.1177/0894486520941944 (Original work published 2021)
(5) Labaki, Rania, Michael-Tsabari, Nava and Zachary, Ramona K.. "Exploring the Emotional Nexus in Cogent Family Business Archetypes" Entrepreneurship Research Journal, vol. 3, no. 3, 2013, pp. 301-330. https://doi.org/10.1515/erj-2013-0034
(6) Labaki, Rania and D’Allura, Giorgia M.. "A Governance Approach of Emotion in Family Business: Towards a Multi-level Integrated Framework and Research Agenda" Entrepreneurship Research Journal, vol. 11, no. 3, 2021, pp. 119-158. https://doi.org/10.1515/erj-2021-2089
(7) The Strategic Divestment Decision in the Family Business Through the Real Options and Emotional Lenses (2022). Author(s): Rania Labaki (EDHEC Business School, France)and Gérard Hirigoyen (University of Bordeaux, France). Information Resources Management Association - https://www.irma-international.org/chapter/the-strategic-divestment-decision-in-the-family-business-through-the-real-options-and-emotional-lenses/288254/
(8) Canovi, M., Succi, C., Labaki, R. et al. Motivating Next-generation Family Business Members to Act Entrepreneurially: a Role Identity Perspective. J Knowl Econ 14, 2187–2214 (2023). https://doi.org/10.1007/s13132-022-00919-w
(9) Cailluet, L., Bernhard, F. and Labaki, R. (2018). Family Firms in the Long Run: The Interplay Between Emotions and History. Entreprises et histoire, 91(2), 5-13. https://doi.org/10.3917/eh.091.0005
(10) Labaki, R., Bernhard, F., Cailluet, L. (2019). The Strategic Use of Historical Narratives in the Family Business. In: Memili, E., Dibrell, C. (eds) The Palgrave Handbook of Heterogeneity among Family Firms. Palgrave Macmillan, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-319-77676-7_20