Nicolas Schneider : « EDHEC-CLIRMAP met en récit la géographie du risque physique chronique, et ses implications macroéconomiques dans différent futurs »
Dans cette interview, Nicolas Schneider, Senior Research Engineer/Macroéconomiste à l'EDHEC Climate Institute, présente EDHEC-CLIRMAP (i.e., EDHEC-CLimate-Induced Regional MAcroimpacts Projector) (1). Accessible en ligne à toutes et tous, cet outil interactif propose, pour la première fois, une visualisation géographique fine des potentiels dommages macroéconomiques futurs induits par le risque climatique.
En quinze ans, la quantification (et la projection) des impacts macroéconomiques du risque ‘climat’ dit « physique » a connu une vraie révolution. Pourriez-vous nous en dire plus ?
La relation, certes intuitive, entre les émissions anthropogéniques, la hausse de la température globale moyenne et les dommages macroéconomiques résulte en fait de mécanismes complexes. La littérature scientifique définit les dommages comme la déviation en pourcentage du PIB par rapport à un scénario (‘baseline’) ou à une période historique de référence.
Jusqu’à environ 15 ans en arrière, l’approche des risques physiques était globale, c’est-à-dire que notre connaissance macroéconomique se limitait à une prédiction agrégée. Cette prédiction apportait peu ou pas d’explications sur la répartition géographique des impacts du changement climatique entre les continents, les pays, et encore moins au sein de ceux-ci.
Les travaux de Nordhaus (1991) ont permis de structurer un premier cadre analytique et de développer les modèles dits DICE (2). Utiles mais critiqués (3), notamment pour leur manque de fondements empiriques et leurs hypothèses jugées excessivement conservatrices, ils se sont affinés sous l’impulsion entre autres de Weitzman (2010) (4).
Un tournant s’opère en 2015, grâce à Burke et ses co-auteurs, qui ont publié une étude pionnière apportant des éclairages nouveaux sur la répartition des impacts climatiques sur le PIB entre pays. Leur principale conclusion met en évidence, de façon intuitive, la relation non linéaire entre la température moyenne et la croissance du PIB. Elle explique également l’hétérogénéité des dommages futurs selon la température de départ (« baseline ») propre à chaque pays, suivant une courbe en U inversé. Pour cela, ils proposent une méthodologie doublement innovante, qui (i) enrichit le modèle macro-économétrique sous-jacent tout en (ii) simplifiant considérablement la construction des dommages projetés sur le PIB à l’horizon 2100 (5).
Plus proche de nous enfin, en 2024, Kotz et ses co-auteurs (6) ont révolutionné l’analyse des dommages climatiques en proposant la première distribution intra-pays, intégrant davantage de variables (dit facteurs) climatiques et d’effets de persistance. Il s’agit d’un progrès méthodologique et empirique majeur : le dernier rapport du Network for Greening the Financial System (NGFS, Phase V), dont les travaux sont particulièrement utiles aux banques centrales, aux décideurs publics et aux investisseurs, s’est appuyé sur les résultats de cette étude pour calibrer son nouveau module de risques physiques chroniques.
Vos propres travaux s’inscrivent donc dans cette trajectoire scientifique ?
Absolument. Pour EDHEC-CLIRMAP, nous utilisons des données climatiques historiques brutes plus granulaires (7) et étendons les travaux de Burke et Kotz, projetant nos estimations de dommages à 3600 régions sous-nationales représentant 95 % de la production économique mondiale. Nous proposons aussi une nouvelle base méthodologique (8) pour la production de projections désagrégées des dommages économiques induits par le climat.
De surcroît, nous simplifions la visualisation (et donc la communication) de nos conclusions, tout en offrant à l’utilisateur la possibilité d’explorer de manière intuitive l’histoire qu’elles racontent.
En somme, EDHEC-CLIRMAP se présente comme une carte interactive du monde, où le gradient de couleur illustre la distribution géographique (inégale) des déviations des PIB futurs attribuables à la seule hausse des température moyennes (i.e., la composante centrale du risque physique chronique) (9) dans un contexte de changement climatique.
EDHEC-CLIRMAP est une proposition unique, mais qui s’inscrit dans un mouvement plus global, c’est cela ?
EDHEC-CLIRMAP est l’aboutissement d’un travail colossal : le nôtre, bien sûr, au sein de l’EDHEC Business School et de l’EDHEC Climate Institute, mais aussi celui de centaines de scientifiques à travers le monde car nous adoptons une approche incrémentale (fort heureusement), fondée sur les précédents travaux et données évalués par les pairs et publiés dans des revues à comité de lecture.
EDHEC-CLIRMAP résulte de l’intersection de plusieurs disciplines : macroéconomie, économétrie, et sciences du climat. Son caractère hybride n’est pas sans rappeler la révolution multidisciplinaire en cours dans le domaine du climat. Problème global par essence, le changement climatique représente un risque pour les systèmes économiques et sectoriels actuels et force une réponse scientifique transdisciplinaire.
Qu’il s’agisse de départements de recherche publics ou d’instituts privés, les travaux « climatiques » combinent désormais des approches qui, jusqu’ici, œuvraient indépendamment : peut-être est-ce la première fois ; et EDHEC-CLIRMAP, produit par l’EDHEC Climate Institute, s’inscrit dans ce momentum.
Comment avez-vous construit cet outil ?
Ce projet a dû relever un défi computationnel inédit pour les économistes (mais classique pour les ‘data scientists’), tel que la question de la dimensionnalité : le traitement, la manipulation et le calcul d’opérations sur des matrices de données extrêmement volumineuses. Cela a nécessité une programmation spécifique et le recours à des systèmes de calcul haute performance (superordinateurs) afin de traiter des données de l’ordre du téraoctet, permettant de viser la granularité spatiale et temporelle voulue. C’est cela qui permet de mettre en lumière que l’hétérogénéité locale des chocs climatiques et économiques oblige à réviser radicalement les estimations agrégées.
À titre d’exemple, prenons notre exercice de projection des dommages macroéconomiques. Celui-ci reposait sur l’intégration préalable des données issues des simulations climatiques de la NASA (NEX-GDDP CMIP6). Ces données offrent, pour chacune des 249 000 cellules couvrant la surface terrestre, une simulation quotidienne de la température moyenne (365 jours), selon 29 modèles climatiques (GCMs) et 2 grands scénarios (SSP-RCPs) (10) ; soit près de 5,4 milliards de points de données par an. Comme notre analyse couvre la période 2025-2100, cela représente environ 400 milliards de points de données à traiter pour le seul segment « futur » de la calibration des dommages sous-jacents au projet EDHEC-CLIRMAP.
Vous le testerez en vous rendant sur l’outil en ligne, EDHEC-CLIRMAP permet de faire varier soit même différents paramètres (horizon temporel, modèles, scénarios) et de visualiser le résultat à une échelle inédite : l’équivalent de la region de Sangha en république démocratique du Congo, de Lampang en Thailand, de Kostroma en Russie, ou de PACA en France.
Que voit-on ? Un gradient de couleur (du bleu au rouge) correspondant à la magnitude des dommages (%) projetés sur le produit régional brut (PRB) par habitant, attribuables uniquement aux variations de la température moyenne (11), pour une période future « cible », un modèle climatique, et un scénario de réchauffement sélectionnés en amont.
Selon vous, qui peut être intéressé par EDHEC-CLIRMAP ?
Nous venons de mettre cet outil en ligne, et il suscite déjà un vif intérêt : plusieurs dizaines de consultants, investisseurs, gérants et acteurs de la fintech nous ont contactés. Cependant, nous pensons que EDHEC-CLIRMAP s’adresse bien au-delà du secteur financier. Il peut intéresser l’ensemble des citoyens : étudiants, décideurs publics, élus locaux, chercheurs, et bien d’autres.
EDHEC-CLIRMAP illustre un futur projeté, mais non inéluctable : un futur qui dépend partiellement encore de nos choix présents. Il souligne toutefois l’importance de financer des stratégies d’adaptation régionalement informées, car cet outil met en évidence des zones où émergent des gagnants et perdants nets, en termes absolus.
Chacun peut désormais explorer ces projections et mieux comprendre les enjeux économiques du changement climatique et des implications macroéconomiques qu’il pourrait porter. Selon votre profil, n’hésitez pas à nous contacter : nous disposons de données plus détaillées et d’analyses adaptées à différents usages.
Notes et références
(1) EDHEC-CLIRMAP (EDHEC-CLimate-Induced Regional MAcroimpacts Projector) est un outil interactif accessible sur internet et développé par l'EDHEC Climate Institute - https://climateinstitute.edhec.edu/data-visualisations#edhec-clirmap
(2) Le modèle DICE (Dynamic Integrated model of Climate and the Economy) développé par William Nordhaus dans les années 1990 est en effet l’un des premiers modèles intégrés d’évaluation économique du climat, et il a servi de référence et de point de départ méthodologique pour de nombreux IAMs (Integrated Assessment Models) ultérieurs. Cependant, les IAMs ne descendent pas tous directement de DICE ; certains, comme FUND (Policy Analysis of the Greenhouse Effect) ou PAGE, ont été développés indépendamment et ont des structures différentes.
Voir également : Pierre Matarasso. Présentation de deux modèles emblématiques de l'analyse des politiques économiques du changement climatique : MARKAL et DICE. Workshop Centre Alexandre Koyré « modèles et systèmes complexes, le changement climatique global » septembre 2003 - https://shs.hal.science/halshs-00007214/
(3) Voir Robert S. Pindyck (2013): « …damage functions used in most IAMs are completely made up, with no theoretical or empirical foundation » - https://web.mit.edu/rpindyck/www/Papers/PindyckClimateModelsJELSept2013.pdf
(4) Weitzman, M. (2010). What is the “damage function” for global warming- and what difference does it make?, Climate Change Economics 1, 57-69 - https://www.worldscientific.com/doi/abs/10.1142/S2010007810000042
(5) Il s’agit de nouvelles méthodes d’économétrie de panel reliant les séries annuelles de PIB par habitant à des fluctuations plausiblement exogènes de la température moyenne. Burke, M., Hsiang, S. & Miguel, E. Global non-linear effect of temperature on economic production. Nature 527, 235–239 (2015) - https://doi.org/10.1038/nature15725
(6) Kotz, M., Levermann, A. & Wenz, L. The economic commitment of climate change. Nature 628, 551–557 (2024). https://doi.org/10.1038/s41586-024-07219-0
(7) EDHEC-CLIRMAP utilise le NASA GLDAS—c’est-à-dire des données de température de surface et de précipitation sur grille de 0.25° x 3 heures, provenant du Global Land Data Assimilation System (GLDAS) de la NASA. Comparativement, Kotz et al. (2024) utilisent des données historiques quotidiennes sur grille de 0.5° issues de W5E5—un dataset fusionné combinant les données WFDE5 sur les terres avec les données ERA5 de Copernicus sur les océans.
(8) Cf. document technique ‘EDHEC-CLIRMAP: EDHEC-CLimate-Induced Regional MAcroimpacts Projector. The Macroeconomic and Econometric Background’. Accessible: https://climateinstitute.edhec.edu/sites/default/files/2025-07/ECI_Macroeco_Econometric_Background_EDHEC-CLIRMAP.pdf
(9) Les risques climatiques physiques ‘chroniques’ désignent l’ensemble des changements à long terme des régimes climatiques (i.e., long-term shifts in climate normals/patterns), incluant notamment la hausse des températures, l’élévation du niveau de la mer, l’allongement des périodes de sécheresse et les transformations des écosystèmes, qui affectent progressivement la productivité sectorielle, la valeur des actifs et la stabilité financière.
(10) À titre d’exemple, considérons notre exercice de projection des dommages macroéconomiques. Celui-ci supposait l’intégration préalable des données issues des simulations climatiques NEX-GDDP CMIP6 produites par la NASA. Ces données fournissent, pour chacune des 249 000 cellules uniques couvrant la surface terrestre, une simulation quotidienne de la température moyenne (365 jours), distincte selon 29 modèles climatiques différents (× 29 GCMs) et 2 scénarios climatiques majeurs (× 2 SSP-RCPs), soit un total d’environ 5,4 milliards de points de données par année. Étant donné que notre cadre d’analyse s’étend de 2025 à 2100, cela implique le traitement d’environ 400 milliards de points de données pour le seul segment « futur » de la calibration des dommages dans le projet EDHEC-CLIRMAP - s’y ajoute le travail sur les données climatiques historiques par heure (1979-2024) issues d’ERA5 (Copernicus) sur une grille de 0.25 x 0.25 degrés.
(11) Plus précisément, le gradient de couleur (du bleu au rouge) correspond à la magnitude des dommages (%) projetés sur le produit régional brut (PRB) par habitant, attribuables uniquement aux variations de la température moyenne (relatives aux valeurs 1985–2004 historiques, ‘le’ composant central du risque physique dit chronique), pour : (i) la période future « cible », (ii) le modèle climatique, et (iii) le scénario de réchauffement sélectionnés en amont.
Pour aller plus loin – quelques références complémentaires
Bearpark, T., Hogan, D., & Hsiang, S. (2025). Data anomalies and the economic commitment of climate change. Nature, 644(8075), E7-E11.
Burke, M., Hsiang, S. M., & Miguel, E. (2015). Global non-linear effect of temperature on economic production. Nature, 527(7577), 235-239.
Kotz, M., Levermann, A., & Wenz, L. (2024). The economic commitment of climate change. Nature, 628(8008), 551-557.
Nordhaus, W. D. (1991). To slow or not to slow: the economics of the greenhouse effect. The economic journal, 101(407), 920-937.
Pindyck, R. S. (2013). Climate change policy: what do the models tell us?. Journal of Economic Literature, 51(3), 860-872.
Schötz, C. (2025). Spatial correlation in economic analysis of climate change. Nature, 644(8076), E27-E30.
Weitzman, M. L. (2010). What Is The" Damages Function" For Global Warming—And What Difference Might It Make?. Climate Change Economics, 1(01), 57-69.
Wenz, L., Carr, R. D., Kögel, N., Kotz, M., & Kalkuhl, M. (2023). DOSE–Global data set of reported sub-national economic output. Scientific Data, 10(1), 425.