Art et crime organisé : de la prise de conscience aux moyens d’action
Dans cet article, Guergana Guintcheva et Bertrand Monnet (EDHEC Business School) présentent leurs derniers travaux de recherche (1) dans lesquels ils s’intéressent au blanchiment d’argent sur le marché de l’art et aux stratégies possibles pour lutter contre ces investissements illicites.
En 2007, le tableau Hannibal de Jean-Michel Basquiat a franchi la frontière américaine en étant déclaré pour une valeur fictive de 100 dollars, alors qu’il en valait réellement huit millions. Ce fait divers, lié à opération de blanchiment d’argent menée par un ancien banquier brésilien, illustre comment le marché de l’art peut se retrouver au cœur d’activités illicites (2).
La relation entre l'art et le crime organisé attire de plus en plus l'attention des chercheurs et des régulateurs, notamment car l'expansion du marché de l'art (3) et sa transformation numérique révèlent de nouvelles vulnérabilités financières et éthiques. De récentes recherches menées par Guergana Guintcheva et Bertrand Monnet (EDHEC) s’intéressent de près à ces questions et dessinent des pistes pour renforcer la lutte contre les pratiques frauduleuses dans l’art (1).
Le marché de l’art : un terrain favorable au blanchiment d’argent ?
Le marché mondial de l’art a atteint 57,5 milliards de dollars en 2024 (4), confirmant son intérêt en tant qu’actif d’investissement (5). Si l’art demeure intimement lié à des motivations nobles telles que la passion, la collection, la transmission et l’héritage, il est également devenu un instrument financier à part entière.
Les transactions à forte valeur unitaire, les mécanismes d’évaluation souvent subjectifs ou susceptibles de manipulation, ainsi qu’une opacité de l’identité des vendeurs/acheteurs rendent le marché de l’art particulièrement vulnérable aux pratiques criminelles, notamment le blanchiment d’argent.
L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime qu’entre 2 % et 5 % du PIB mondial serait blanchi chaque année, soit l’équivalent de 2,22 à 5,54 billions de dollars de fonds illicites. Le blanchiment d’argent par le biais des œuvres d’art ne constitue qu’un exemple parmi de nombreux autres vecteurs, à l’instar des transactions immobilières ou des jeux d’argent.
Cependant, l’industrie de l’art se distingue par un manque de transparence et demeure l’un des marchés les moins régulés en matière de lutte contre le blanchiment. Ce vide réglementaire, particulièrement marqué si l’on compare avec des secteurs tels que la finance ou l’immobilier, rend le marché de l’art fortement attractif et « confortable » pour les criminels cherchant à recycler des fonds d’origine douteuse.
Par ailleurs, la portabilité des œuvres d'art, la possibilité d'une évaluation subjective et le recours fréquent à des intermédiaires permettent aux criminels de dissimuler ou de transférer des ressources sans être soumis à un contrôle rigoureux.
Comment fonctionne le blanchiment d’argent dans le marché de l’art ?
La Convention de Vienne des Nations Unies de 1988 (5) définit le blanchiment d’argent (article 3.1, p. 95) comme suit : « la conversion ou le transfert de biens, provenant d’infraction(s), dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite de ces biens ou d’aider toute personne impliquée dans ces infractions à échapper aux conséquences légales de ses actions ».
Le blanchiment d’argent s’organise en trois phases distinctes : le placement, l’empilement et l’intégration. Le placement consiste à introduire l’argent liquide dans le système financier, par exemple via des dépôts bancaires. L’empilement vise à compliquer la traçabilité des fonds en multipliant les transferts entre différents comptes bancaires ou entre diverses institutions financières. Enfin, l’intégration correspond à la réintroduction des fonds blanchis dans l’économie légitime, par le biais d’investissements dans divers actifs, tels que l’immobilier, les entreprises, ou les œuvres d’art.
Ces dernières années, l'art numérique et les transactions NFT ont créé des angles morts supplémentaires, car l'anonymat offert par la blockchain et la fluctuation des valorisations peuvent masquer les transferts illicites.
Exemple d’utilisation du marché de l’art pour blanchir de l’argent
Un réseau criminel peut utiliser le marché de l’art comme mécanisme de blanchiment de capitaux. Il peut passer par d’autres entités criminelles pour les impliquer dans ce dispositif et leur octroyer une fraction de leurs paiements en espèces.
Ils recourent à des intermédiaires agissant dans des zones franches qui, à leur demande, procèdent à des achats d’œuvres d’art plusieurs fois par an pour plusieurs millions en argent liquide, en échange d’une commission importante (placement). Les pièces sont ensuite revendues dans diverses galeries internationales (empilement), et les fonds issus de ces transactions sont transférés vers des structures financières offshore associées au réseau criminel de départ (intégration).
Comment renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent dans l’art ?
A partir d’une approche qualitative combinant des entretiens semi-structurés avec les principales parties prenantes et une analyse longitudinale de la couverture médiatique internationale du sujet, cette recherche vise principalement à sensibiliser au rôle de l’art dans la finance illicite, un enjeu souvent négligé tant par les professionnels du marché que par le grand public.
Au niveau macroéconomique, après plusieurs années de réformes progressives, le cadre réglementaire du marché de l’art a récemment évolué vers des standards plus stricts. L’Union européenne, par le biais de la Sixième Directive anti-blanchiment (6AMLD) adoptée en 2021 (7), impose aux professionnels du secteur (galeries, maisons de vente, marchands) des obligations renforcées, telles que la vérification de l’identité des clients et la surveillance des transactions supérieures à 10 000 euros.
Au niveau international, le Groupe d’action financière (GAFI), créé en 1989, établit et promeut des normes globales visant à lutter contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et autres menaces financières, en incitant les États à intégrer ces standards dans leurs législations nationales. Cependant, l'efficacité de ces mesures reste inégale, car leur application et leur respect varient considérablement d'une juridiction à l'autre et entre les acteurs privés réticents à divulguer l'identité de leurs clients.
Au niveau microéconomique, limiter les paiements en espèces freine le blanchiment, mais le contrôle reste complexe. Les procédures « Know Your Customer » renforcent la transparence, bien que l’usage des trusts masque souvent les bénéficiaires effectifs. La technologie peut contribuer à la lutte contre le blanchiment d’argent aussi. Des logiciels spécialisés tels que ArtAML™, ComplyAdvantage, Sanction Scanner et NorthRow assistent les opérateurs dans la vérification d’identité, la surveillance des transactions et le contrôle des documents. Ces outils contribuent à détecter des signaux d’alerte, tels que des paiements inhabituels ou des documents incomplets.
Les musées ont également une responsabilité importante dans la lutte contre le blanchiment d’argent lié à l’art. Par exemple, certains musées ont participé à des initiatives de sensibilisation du grand public en exposant des œuvres saisies ou impliquées dans des trafics illicites. En 2024, après une saisie en Italie de plus de 80 œuvres d’art liées au crime organisé, incluant des pièces de Salvador Dalí, Andy Warhol et Giorgio De Chirico, elles ont été exposées à Milan (8) afin de sensibiliser le public au trafic illicite d’œuvres d’art. De même, en 2021, le Louvre a présenté des objets culturels saisis par les douanes françaises et impliqués dans des trafics illicites (9).
Ce travail met en lumière combien le marché de l’art, par sa complexité et son opacité, demeure un terreau propice aux activités illicites de blanchiment d’argent, soulignant la nécessité d’une vigilance accrue et de réformes systématiques. Face à ces défis, la mobilisation conjuguée des autorités réglementaires, des professionnels du secteur et des institutions culturelles apparaît indispensable pour bâtir un cadre plus transparent et résilient, capable de contrer efficacement les réseaux du crime organisé.
Renforcer la « due diligence », harmoniser la réglementation transfrontalière et promouvoir la responsabilité éthique au sein de l'écosystème artistique sont autant de mesures cruciales à prendre pour réduire l'exploitation du secteur par la criminalité transnationale.
Références
(1) Art as an illicit investment: money laundering in the art market and strategies for risk mitigation. Working paper - Guintcheva Guergana, Monnet Bertrand.
(2) Valuable as Art, but Priceless as a Tool to Launder Money (May 2013), New-York Times - https://www.nytimes.com/2013/05/13/arts/design/art-proves-attractive-refuge-for-money-launderers.html
(3) Li, Y., Ma, M. X., & Renneboog, L. (2022). Pricing art and the art of pricing: On returns and risk in art auction markets. European Financial Management, 28, 1139–1198 - https://doi.org/10.1111/eufm.12348
(4) The Art Basel and UBS Global Art Market Report 2025 - https://theartmarket.artbasel.com/
(5) Mei, Jianping and Moses, Michael, Art as an Investment and the Underperformance of Masterpieces (February 2002). NYU Finance Working Paper No. 01-012, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=311701 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.311701
(6) Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (1988) - https://www.unodc.org/pdf/convention_1988_fr.pdf
(7) Directive (UE) 2024/1640 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024 relative aux mécanismes à mettre en place par les États membres pour prévenir l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant la directive (UE) 2019/1937, et modifiant et abrogeant la directive (UE) 2015/849 (Texte présentant de l'intérêt pour l'EEE) - https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049761732
(8) 80 œuvres de maîtres confisquées à la mafia exposées à Milan (Déc. 2024), Beaux-Arts - https://www.beauxarts.com/grand-format/80-oeuvres-de-maitres-confisquees-a-la-mafia-exposees-a-milan/
(9) Le Louvre expose des trésors culturels saisis par la douane, encore sous scellés. Une première en France (Mai 2021), communiqué de presse - https://www.douane.gouv.fr/sites/default/files/2021-05/25/2021-05-exposition-au-louvre-de-biens-culturels-saisis-en-douane-vf.pdf
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