Au-delà de la concurrence : comment et pourquoi des entreprises s'associent pour relever le défi du développement durable
Dans cet article, Madlen Sobkowiak, professeure associée à l'EDHEC, présente un article de recherche récent publié avec ses co-auteurs ur la manière dont les entreprises endossent de nouveaux rôles en tant que co-créatrices d'un changement durable.
L'image d'entreprises se livrant une bataille acharnée pour conquérir des parts de marché est profondément ancrée dans notre quotidien et dans notre façon de penser. Pourtant, dans les salles de réunion du monde entier, un changement s'opère : les rivaux deviennent des collaborateurs. De la pêche durable aux sources éthiques de minéraux rares, les entreprises s'unissent pour aborder des problèmes qu'elles ne peuvent résoudre seules.
Ce changement, qui prend la forme de "pré-collaborations", de tables rondes ou d'initiatives multipartites, n'est pas seulement stratégique, il est nécessaire. Le changement climatique, la perte de biodiversité et les violations des droits humains dans les chaînes logistiques sont des « problèmes complexes » : des questions systémiques qui dépassent la capacité de résolution d'une seule entreprise, d'un seul secteur ou d'un seul gouvernement.
En nous appuyant sur une analyse de plus de 200 articles universitaires, nous avons étudié comment les entreprises endossent de nouveaux rôles en tant que co-créatrices d'un changement durable (1). Cela implique également l'adoption de nouveaux mécanismes de responsabilité, qui ne s'inscrivent pas facilement dans les modèles traditionnels réglementaires ou de reporting.
Certains exemples sont déjà en train de façonner les industries
SeaBOS, une coalition regroupant les plus grandes entreprises mondiales du secteur des produits de la mer, collabore avec des scientifiques afin de lutter contre la surpêche, la dégradation des écosystèmes et les abus en matière de travail dans les chaînes d'approvisionnement (2). De son côté, la rencontre internationale sur l'huile de palme durable a réuni des producteurs, des acheteurs, des ONG et des investisseurs afin d'établir des normes communes et d'éviter la déforestation.
Dans le secteur minier, l'International Council on Mining and Metals établit des critères communs en matière de performance durable, tandis que des réseaux tels que le Pacte mondial des Nations Unies soutiennent la collaboration intersectorielle en faveur d'une conduite responsable des entreprises.
Ces alliances varient en termes de forme et d'ambition, mais elles ont toutes un point commun : elles reconnaissent que les problèmes de soutenabilité sont trop importants pour qu'une entreprise puisse les résoudre seule (3).
Lorsque le partage (responsabilité) rime avec dilution (de l'obligation de rendre compte)
Dans notre récent article intitulé « Accountability in Collaborative Settings: Understanding Inter-Corporate Sustainability Initiatives », publié dans Accounting Forum, nous avons examiné les différentes formes que peuvent prendre ces partenariats et ce que cela implique pour la mise en place de cadres appropriés afin de les tenir responsables (accountable) des changements qu'ils promettent.
Les collaborations créent de nouveaux défis. Lorsque la responsabilité est partagée, elle peut se diluer. Elle nécessite de la confiance, une gouvernance partagée et la volonté d'être vulnérable, parfois publiquement, face aux lacunes.
Elle introduit également un nouveau casse-tête : qui est responsable de quoi lorsque personne n'est clairement en charge ? Et comment cette responsabilité serait-elle assumée collectivement ?
Pour répondre à ces questions, nous avons examiné à la fois la responsabilité (qui peut ou doit être tenu responsable) et les mécanismes comptables associés (ce qui est comptabilisé et pour qui). Nos recherches montrent que ces deux aspects sont étroitement liés : lorsque les initiatives collaboratives ne disposent pas d'outils appropriés pour documenter les progrès, définir les rôles ou rendre les décisions traçables, les appels à la responsabilité peuvent devenir symboliques.
En d'autres termes, sans systèmes comptables reflétant la nature "commune" de ces partenariats, il devient difficile de savoir si chacun fait réellement ce qu'il a promis ou si l'initiative atteint ses objectifs.
Arguments en faveur d'innovations comptables essentielles
Notre article montre que, lorsqu'il s'agit de contrôler ces initiatives, les approches traditionnelles telles que les déclarations individuelles en matière de RSE ou les audits ne suffisent pas (4). Nous proposons une vision plus large de la responsabilité, qui inclut les engagements internes, la gouvernance collaborative et la recherche de légitimité aux yeux des parties prenantes concernées.
Cela peut impliquer de repenser ce que nous mesurons et pour qui. Les rapports ne doivent pas se limiter à cocher des cases, ils doivent refléter les ambitions communes et les responsabilités partagées de ces alliances. Cela implique de développer de nouveaux systèmes comptables fondés sur ce qui importe aux parties prenantes, et non pas seulement sur ce qui est facile à mesurer.
En ce sens, la comptabilité devient un levier de transformation, non seulement un outil de suivi, mais aussi un moyen de structurer la manière dont nous comprenons, justifions et coordonnons l'action collective.
Si la durabilité évoque souvent des initiatives au niveau des entreprises, certaines des actions les plus efficaces sont celles où les entreprises travaillent ensemble pour repenser des systèmes entiers.
La collaboration en matière de développement durable n'est pas une tendance passagère, c'est une réponse à une nouvelle réalité. Comme le rappelle un proverbe japonais, « une grenouille au fond d'un puits ne sait rien de ce qui se passe dans le grand océan ». Pour aborder la question du développement durable, nous devons lever les yeux au-delà des murs de nos organisations individuelles et voir les systèmes communs dont nous dépendons. Ce n'est qu'alors que nous pourrons commencer à les changer.
Références
(1) Sobkowiak, M., Bebbington, J., Blasiak, R., Folke, C., & Österblom, H. (2025). Accountability in collaborative settings: understanding inter-corporate sustainability initiatives. Accounting Forum, 1–32 - https://doi.org/10.1080/01559982.2024.2429229
(2) Österblom, H., Folke, C., Rocha, J., Bebbington, J., Blasiak, R., Jouffray, J. B., ... & Lubchenco, J. (2022a). Scientific mobilization of keystone actors for biosphere stewardship. Scientific Reports, 12(1), 3802 - https://www.nature.com/articles/s41598-022-07023-8
(3) Österblom, H., Bebbington, J., Blasiak, R., Sobkowiak, M., & Folke, C. (2022b). Transnational corporations, biosphere stewardship, and sustainable futures. Annual Review of Environment and Resources, 47(1), 609-635 - https://www.annualreviews.org/content/journals/10.1146/annurev-environ-120120-052845
(4) Madlen Sobkowiak. Corporate transparency is a step toward a greener economy, but further change is needed (2025). EDHEC Vox / The Conversation - https://theconversation.com/corporate-transparency-is-a-step-toward-a-greener-economy-but-further-change-is-needed-243215