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Entreprises familiales : pourquoi une succession réussie doit s’inscrire dans le temps long

Rania Labaki , Associate Professor, Family Business Chair Director

Les entreprises familiales font face à des défis partagés par l’ensemble des acteurs économiques, avec de potentielles conséquences stratégiques et financières négatives. Viennent s’y ajouter des défis propres à leur nature. En continu, mais particulièrement au moment clé de la transmission, ces fragilités - affectives, émotionnelles, financières, managériales… - peuvent se cumuler et déstabiliser l’entreprise. D’où la nécessité de les comprendre, les anticiper et les gérer. C’est ce qu’analyse Rania Labaki, Professeure associée à l’EDHEC et directrice de la chaire Entreprises familiales.

Temps de lecture :
13 fév 2024
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Famille et parties prenantes

La définition de la famille et de ses contours n'est pas la même pour toutes les entreprises familiales. Pour certaines, elle se limite aux membres de la famille nucléaire. Pour d’autres, elle s’étend à un cercle plus large. Inscrire la famille dans une perspective de parties prenantes semble alors nécessaire. Il s’agit de comprendre les attentes de l’ensemble des parties impliquées, qu'elles soient "internes" (familiales) ou "externes" (non familiales), car elles sont les garantes d’une certaine continuité et d’un équilibre entre innovation et tradition.

 

Côté famille, qui est légitime pour détenir des actions, occuper des postes à responsabilités voire de direction ? Qui peut et doit se prononcer sur l’avenir de l’entreprise ? La communication, la discussion ouverte sur des sujets clés – tout en actant le caractère ambigu des échanges, car mêlant le privé et le professionnel – mais aussi le rattachement explicite à une vision partagée, du passé et de l’avenir, sont des ingrédients essentiels (1).

 

Côté salariés, celles et ceux qui travaillent dans l’entreprise depuis de nombreuses années peuvent avoir construit une relation de confiance, avec son dirigeant historique notamment, au point de parvenir à un réel statut et à une reconnaissance particulière. On parle même de « propriété psychologique » (2). Cependant, l'arrivée d'un nouveau dirigeant est souvent synonyme de changements et de nouveaux membres dans les équipes de direction et de management. Ce qui modifie les équilibres, pas forcément à l’avantage de ces salariés historiques.

 

Pour éviter ce désalignement des parties prenantes, voire une rupture de l’héritage par l’émergence d’acteurs externes profitant des vulnérabilités pour mettre la main sur l’entreprise, il faut sensibiliser et préparer tout l’écosystème en amont d’une transmission. Bien plus, sans doute, que dans une entreprise non familiale.

 

La transmission : un processus critique

L’entreprise familiale peut apparaître dans l’imaginaire collectif comme un exemple parfait de respect de la tradition et de l’inclusion des anciennes générations d’une part, et de la capacité d’innovation et d’intégration des nouvelles générations d’autre part. Maîtriser la tradition tout en allant sereinement vers l’avenir serait le chemin idéal.

 

Pourtant, le processus le plus critique pour une entreprise familiale est sans doute celui de la transmission. Parce que plusieurs strates émotionnelles, relationnelles, psychologiques ou encore financières s’en mêlent. Mais aussi parce que l’enjeu se résume parfois à la survie même de l’entreprise (3). C’est pourquoi les axes qu’il convient d’analyser et de travailler pour une transmission réussie sont l’actionnariat, le management et la gouvernance (4).

 

Deux figures ont évidemment un rôle essentiel et doivent être accompagnées pour éviter au maximum les remous.

Le dirigeant historique d’une part, qui peut adopter de très nombreuses postures au moment de la succession : annonce-t-il son retrait tout en restant très impliqué ? Coupe-t-il brutalement les liens avec l’entreprise ? Navigue-t-il dans un entre deux, « raccrochant le tablier » tout en restant à disposition pour accompagner et conseiller, voire lancer une nouvelle aventure ?

Le successeur d’autre part, qui a également devant lui un large éventail de possibilités pour trouver sa place et asseoir sa légitimité ou, au contraire, batailler longuement derrière la figure historique. Un profil intéressant d’ailleurs est celui d’un successeur probable qui, entre ses études et la transmission, emprunte des voies professionnelles éloignées et personnelles, via des carrières internationales ou des tentatives entrepreneuriales propres (5). Avant de revenir plus serein et outillé à la tête de l’entreprise familiale.

 

L’avant et l’après succession

Prenons l’exemple de l’entreprise Biscottificio Grondona, vieille de plus de 200 ans, qui illustre parfaitement comment équilibrer l'innovation et la tradition (6). Elle a introduit de nouvelles technologies dans ses processus de conditionnement, mais n'a pas modifié la qualité des ingrédients ni la recette initiale de ses biscuits qui font sa renommée. De plus, elle a réussi à maintenir un ancrage local très fort tout en s'internationalisant. Cela démontre que la continuité est possible, que l'innovation peut coexister avec la tradition, à condition de travailler en permanence sur les forces et faiblesses de l’entreprise. L’idée étant que la succession est moins un momentum qu’un chapitre parmi d’autres.

 

Mais quelle sont les best pratices pour cela ? La clé réside sans doute dans la préparation de la transmission et dans la confiance dans les choix effectués pour le futur.

En amont, il est important de créer un attachement émotionnel avec la nouvelle génération de salariés et de préparer non seulement le successeur, mais aussi les autres parties prenantes (les clients, les fournisseurs, les banquiers...). Les dirigeants doivent pour cela partager et incarner leurs valeurs, leur histoire et impliquer toutes et tous « autour » de ce socle commun (7) (8).

Une fois le bâton passé, les cadres historiques, non membres de la famille mais très attachés à l’entreprise, peuvent aussi prendre leur part en mentorant ou accompagnant le nouveau dirigeant ou la nouvelle dirigeante. A l’inverse, des membres de la famille peuvent sereinement choisir de revendre leurs parts au profit de l'entreprise ou de s'éloigner des opérations en adoptant une attitude d'actionnaire responsable (9).

 

De fait, les entreprises familiales qui parviennent à surmonter la question de la transmission et la recherche de l’équilibre entre passé et présent sont nombreuses et peuvent voir leur croissance s'accélérer et être assurée de façon pérenne. L’évolution du Groupe Taittinger est en cela très intéressante : l’entreprise a été vendue à un groupe d’investisseurs institutionnels, puis finalement rachetée par la nouvelle génération. Sous la houlette de cette dernière, l'entreprise familiale a connu l’une des plus fortes croissances dans le secteur du Champagne, avant d’être transmise à son tour, il y a trois ans, à la quatrième génération. Voici un bel exemple de résilience et d’intelligence dans les choix et le séquençage des actions.

 

Références

(1)  Labaki, R., & Mustafa, M. J. (2023). The Family Effect: A Compass for Research on Heterogeneity of Family Businesses in Embedded Contexts. Entrepreneurship Research Journal, 13(3), 533-548. doi:10.1515/erj-2023-0221

(2) Mustafa, Michael, Labaki, Rania and Henssen, Bart. "Psychological Ownership in Heterogeneous Family Firms: A Promising Path and a Call for Further Investigation" Entrepreneurship Research Journal, vol. 13, no. 3, 2023, pp. 631-664. https://doi.org/10.1515/erj-2022-0156

(3) Bernhard, F., Labaki, R. (2016). To Sell or Not to Sell? The Financial and Socio-emotional Dilemma of the Ownership Decision in the Family Business. In: Arora, A., Bacouel-Jentjens, S. (eds) International Fragmentation. International Marketing and Management Research. Palgrave Macmillan, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-319-33846-0_8

(4) Introducing “Top Governance Teams”: Towards an Extension of the Family Business Cluster Model. R Labaki, N Feliu - De Gruyter Handbook of Business Families, 2023

Labaki, R. (2022). Lessons from a 350-year-old banking dynasty: C. Hoare & Co. The Henokiens Case Collection. Retrieved from https://www.henokiens.com/userfiles/file/Case_study_C-Hoare-Co.pdf

(5) Canovi, M., Succi, C., Labaki, R. et al. Motivating Next-generation Family Business Members to Act Entrepreneurially: a Role Identity Perspective. J Knowl Econ 14, 2187–2214 (2023). https://doi.org/10.1007/s13132-022-00919-w

(6) Rania Labaki (2023) Lessons from a 203-year-old family business: Grondona, The Henokiens Case Collection  - https://www.henokiens.com/userfiles/file/Case_study_Grondona.pdf

(7) Rania Labaki (2021) Historical values, social and environmental responsibilities: The next generation of family businesses is leading the way, Rapport d’étude, EDHEC – The Henokiens

(8) Labaki, R., Bernhard, F., Cailluet, L. (2019). The Strategic Use of Historical Narratives in the Family Business. In: Memili, E., Dibrell, C. (eds) The Palgrave Handbook of Heterogeneity among Family Firms. Palgrave Macmillan, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-319-77676-7_20

(9) Labaki, Rania - If I Become a Non-Active Owner, What Are My Rights and My Duties? (2021) in Enabling Next Generation Legacies: 35 Questions that Next Generation Members in Enterprising Families Ask.

 

 

Photo de Miguel Á. Padriñán: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photo-de-roue-dentee-doree-sur-fond-noir-3785927/