Frais de scolarité dans l’enseignement supérieur : la délétère tentation du statu quo français
Nicolas Charles, sociologue à l'Université de Bordeaux et Pierre Courtioux, Economiste à l'EDHEC Business School traitent dans un article initialement publié sur The Conversation du débat des frais de scolarité dans l'enseignement supérieur en France.
Face aux réactions épidermiques que génère généralement chaque prise de position en faveur ou contre les frais de scolarité dans le supérieur, il convient de rappeler trois faits incontournables pour qui veut réfléchir sérieusement à cette question.
Premièrement, en France, les frais de scolarité existent dans la quasi-totalité des formations supérieures, notamment les universités et les écoles qu’elles soient publiques ou privées.
Deuxièmement, les différences de montant de frais de scolarité entre les formations peuvent être très importantes.
Troisièmement, si le niveau moyen des frais est faible, le système d’aide aux étudiants reste également très limité.
Un débat « confisqué »
L’articulation de ces trois enjeux rend la question des frais de scolarité éminemment complexe à discuter. Or, force est de constater que le débat se structure sur les arguments les plus simplistes et dogmatiques et, par la même occasion, clivants.
À bien des égards, ce débat nous apparaît « confisqué ». D’un coté, les « pro-frais » imaginent que le « signal prix » que constituent les frais va inciter les étudiants les plus capables à se former sérieusement et que par ailleurs les étudiants sans talent, sans qualité ou sans réelle « préférence » pour les études seront incités à renoncer à une formation qui sinon aurait été coûteuse pour la collectivité.
Ce positionnement ne peut que faire réagir ceux qui savent que le talent ou les préférences d’un individu sont moins une donnée naturelle distribuée aléatoirement que le fruit d’une construction sociale marquée par l’accumulation d’inégalités depuis l’enfance.
Mais la réaction induite des « anti-frais » se limite le plus souvent à la défense, contre le « néolibéralisme », du dogme d’un enseignement supérieur nécessairement gratuit car correspondant à un bien public, sans interrogation plus poussée sur les caractéristiques de ce bien public.
Évidemment, les « pro-frais » peuvent facilement répondre que l’enseignement supérieur n’est pas un bien public qui aurait les mêmes caractéristiques que la police, la défense ou même l’éducation primaire ; et l’on repart pour un nouveau cycle de débats polarisés, permettant l’expression de l’indignation des deux bords.
Polarisation
Dans l’absolu, cette polarisation des débats et les cycles de prises de position qu’elle engendre pourraient correspondre à l’expression « naturelle » de la démocratie et contribuer à réorienter l’action publique quand se laissant porter par son élan elle tend à aller un peu trop loin dans un sens ou dans un autre.
Mais une analyse plus fine sur ce que produit cette polarisation en matière de politiques publiques nous indique qu’il n’en est rien : au contraire, elle a des effets délétères sur l’enseignement supérieur français.
En effet, les positions plus nuancées sur la question ne semblent pas audibles pour le décisionnaire public : malgré l’existence d’un « dialogue social » sur le sujet dont témoigne le rapport de la stratégie nationale pour l’enseignement supérieur et la recherche (StraNES), un référentiel clair permettant de structurer et de justifier l’action publique et les choix politiques faits dans ce domaine n’existe pas : il n’y a pas à proprement parler de politique de l’enseignement supérieur, et encore moins sur le financement des études, comme le souligne le dernier épisode de négociation entre l’UNEF et le Ministère ayant mené à une revalorisation et à une prolongation post-études des bourses sur critères sociaux ; par bien des aspects, il s’agit d’un « non-sujet » pour le gouvernement.
Ce mode de fonctionnement conduit, à rebours de l’objectif des pouvoirs publics, à une segmentation renouvelée de l’enseignement supérieur.
L’effet délétère du statu quo
Dans les universités publiques, les pouvoirs publics s’accordent sur une sorte de statu quo où rien ne semble bouger – suite à la publication du rapport de la StraNES, aucun changement sur les frais d’inscription qui continuent donc d’exister –, même si des décisions apparemment anodines peuvent par ailleurs produire des effets importants pour les étudiants, à l’instar du tirage au sort à l’entrée en licence pour certaines formations très demandées.
Pour les établissements les plus prestigieux, on assiste au renforcement d’une « logique de guichet » par laquelle se négocient de manière « autonome » et très décentralisée les réformes et les dotations publiques les concernant en restant en dehors du « droit commun » (notamment en termes de tutelles, de montant des subventions publiques par tête d’étudiant et de frais de scolarité).
Enfin, même s’il reste pour l’instant assez contenu en France, les pouvoirs publics observent sans réagir le développement d’un segment « à faible qualité » du secteur privé, cher, souvent à but lucratif et dont il est difficile de savoir s’il offre vraiment les conditions idéales pour une bonne insertion professionnelle des étudiants.
Le gouvernement donne ainsi aux uns et aux autres, afin de ne pas trop perturber les équilibres à court terme. À moyen terme, cette tentation du statu quo n’est pourtant pas synonyme d’immobilisme ; bien au contraire, elle mène à des mutations incontrôlées, avec des augmentations de frais de scolarité sans aucun lien avec la justice sociale et l’utilité privée ou publique des formations, et sans offrir de dispositifs justes et efficaces de financement du coût des études, accentuant les difficultés financières de certains étudiants et les inégalités entre les formations supérieures.
Tout cela alors même que les débatteurs les plus dogmatiques peuvent continuer à marteler leurs positions dans le « débat » en surjouant les éternels insatisfaits.
Au final, il n’est pas sûr qu’il y ait beaucoup à gagner à cette polarisation du débat entre les pro- et les anti-frais.
De notre point de vue, ceci est d’autant plus dommageable qu’il y a de « bonnes questions » à se poser pour débattre d’une politique de financement des études supérieures : des frais pour quoi faire ? Quoi faire payer ? Qui faire payer ? Et comment financer ces frais et le coût de la vie ?
Comme dans tout débat démocratique, il y a bien évidemment plusieurs manières de répondre de façon cohérente à ces « bonnes questions », ces différentes manières constituant autant de stratégies que le politique doit formuler afin que le débat citoyen ait vraiment lieu.
Les « bonnes questions » à se poser
La première question centrale concerne les objectifs des frais. S’agit-il de motiver ou responsabiliser les étudiants, de répondre aux besoins de financement des établissements, de parvenir à une plus grande équité fiscale, de diminuer les dépenses publiques ? Les réponses, forcément multiples, à cette première question méritent d’être évaluées à l’aune de la recherche en sciences sociales, mais surtout hiérarchisées à partir de choix politiques.
La deuxième question porte sur le « quoi faire payer », c’est-à-dire comment il convient de définir le montant normal des frais de scolarité d’une formation particulière, entre autres dans une logique coûts-bénéfices soulignée par Marie Duru-Bellat. Faut-il les facturer au coût réel de la formation ? Faut-il faire payer plus l’accès aux établissements qui insèrent le mieux leurs étudiants ou le contraire ? Faut-il réduire les frais pour les formations les plus utiles socialement ? Les augmenter pour celles qui sont réservées à une élite sociale ou à une élite scolaire ?
La troisième question porte sur le « qui faire payer », c’est-à-dire sur la base de quels critères les frais d’inscription d’un individu peuvent s’écarter du montant normal. Ceci renvoie à des principes de justice comme le mérite (par exemple, certaines formations publiques très sélectives sont gratuites voire rémunèrent leurs étudiants), le besoin (au fondement de l’exemption de droit d’inscription à l’université pour les boursiers), l’égalité (au fondement de la logique des frais d’inscription définis nationalement pour l’université).
La quatrième question porte sur l’accessibilité financière des études. En effet, l’absence ou la présence de droits d’inscription ne garantit pas que les étudiants puissent financer ces droits ainsi que leurs frais de vie. Quelle part des ressources publiques dégagées par une augmentation des frais de scolarité devrait servir à mieux aider les étudiants en réduisant les frais de vie des plus défavorisés, selon quelles conditions et quels dispositifs ?
Il n’y a sûrement pas de réponses évidentes à ces questions et les auteurs de cet article y apporteraient très certainement des réponses différentes. Néanmoins, force est de constater que le débat sur les frais d’inscription est resté embryonnaire en France. Sans présager des réponses politiques qui pourront y être apportées, il est important que les choix démocratiques qui s’annoncent puissent s’appuyer sur un positionnement clair des candidats quant à leur stratégie pour l’enseignement supérieur et singulièrement sur le financement des études.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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