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À la recherche des objectifs perdus

Mulvey John , Princeton
Lionel Martellini , Professor, EDHEC-Risk Institute former CEO

Le professeur Martellini, directeur de l’EDHEC-Risk Institute et le professeur Mulvey de l’Université de Princeton nous parlent de l'investissement sur objectif et de ses conséquences sur la gestion de patrimoine...

Temps de lecture :
12 Juil 2019
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L’investissement sur objectifs peut (et devrait !) transformer radicalement le secteur de la gestion
de patrimoine. Entretien avec le professeur Martellini, directeur de l’EDHEC-Risk Institute et le
professeur Mulvey de l’Université de Princeton.

Comment définiriez-vous l'investissement pour objectifs et en quoi est-ce une nouvelle approche ?

Professeur Martellini - l’investissement sur objectifs (Goal-based investing, GBI) est une nouvelle approche de la gestion de patrimoine. En effet, elle part du principe que tout
processus d’investissement doit commencer par une compréhension approfondie des problèmes et des besoins de l’investisseur. Nous partons du constat que les investisseurs individuels n’ont pas besoin de produits d’investissement générant des résultats supérieurs présumés par rapport aux indices de marché ; ils ont besoin de solutions d’investissement pour les aider à résoudre leurs problèmes. En substance, ces problèmes peuvent être formulés sous la forme d’une association de divers objectifs de patrimoine et/ou de consommation. Par exemple, atteindre un revenu de remplacement fixé par un seuil a minima ou une cible donnée à l’âge de la retraite. Dans ce contexte, le principal défi de la gestion de patrimoine est de déployer des solutions d’investissement sur objectifs visant à générer la plus grande probabilité possible d’atteindre les objectifs des investisseurs. De plus, ces solutions doivent présenter une estimation de déficit raisonnablement faible, au cas où des conditions défavorables sur le marché viendraient contrarier la réalisation de ces objectifs. Une solution de répartition des actifs doit être conçue pour prendre en compte les risques particuliers auxquels les investisseurs sont exposés ou auxquels ils doivent être exposés en vue d’atteindre certains objectifs. La théorie moderne du portefeuille et les techniques habituelles d’optimisation du portefeuille qui ont tendance à se concentrer sur les risques générant des retombées sur le marché dans son ensemble sont inadaptées.

Professeur Mulvey - la gestion efficace de toutes les catégories de risques, par opposition au risque de marché seul, est un élément cardinal du cadre d’investissement sur objectifs introduit en 2005 par Ashvin Chhabra, aujourd’hui directeur des investissements de Merrill Lynch Wealth Management. Michael Dempster, de l’Université de Cambridge, a produit un important corpus de travaux portant sur la gestion des passifs et des actifs pour les particuliers, tout comme moi. Cependant, à ce jour, les implications pratiques de nos conclusions n’ont pas été pleinement exploitées. La plupart des gestionnaires de patrimoine privés continuent de se concentrer exclusivement sur les risques de marché considérés de façon isolée. De fait, les préférences des investisseurs sont réduites à un simple paramètre d’aversion au risque. J’en veux pour exemple les risques auxquels sont exposés les particuliers. Ils devraient être mesurés en termes d’Objectifs contre Risque, plutôt qu’à l’appui des mesures traditionnelles de Valeur contre Risque. Nous pouvons nous attendre à ce que la prochaine génération de gestionnaires privés se fonde sur l’élaboration d’une approche moderne de la gestion de patrimoine. Cette approche fera rupture avec la course-poursuite après les produits et les seules performances d’actifs pour se concentrer sur la satisfaction des besoins des investisseurs, grâce à une solution d’investissement sur-mesure, centrée sur les investisseurs et axée sur des objectifs.

« L’avènement de plateformes de gestion de patrimoine basées sur Internet – les « Robo-conseillers » – incite les gestionnaires de patrimoine à améliorer les performances de leurs services. » Lionel Martellini, directeur, EDHEC-Risk Institute

Si les gestionnaire de patrimoine n'ont pas "investi en vue d'un objectif précis", qu'ont-ils fait jusqu'à présent ? 

Professeur Martellini - À vrai dire, c’est une bonne question. Le fait que l’investissement sur objectifs n’ait pas encore été appliqué à grande échelle laisse penser que les investisseurs ont
investi sans buts précis. C’est loin d’être une observation réjouissante ! Il faut dire que les gestionnaires de patrimoine et d’actifs ont toujours eu à l’esprit certains objectifs, comme de dépasser un indice commercial donné ou de maximiser un rapport risque/rendement. Toutefois, on ne peut nier que ces approches font bon marché de la résolution des problèmes des clients.

Professeur Mulvey - Il est essentiel de comprendre que la mesure du rendement par rapport aux repères de classe d’actifs n’est généralement pas utile lorsqu’un particulier ou une
institution cherche à atteindre des objectifs majeurs. En fait, le principal avantage des investissements sur objectifs, en plus de fournir un cadre d’ingénierie financière utile permettant de prendre des décisions d’investissement significatives, réside peut-être dans le fait qu’il s’agit d’un outil qui facilite le dialogue avec les investisseurs finaux, en leur fournissant des estimations à jour de la probabilité d’atteindre leurs objectifs et du manque à gagner dans le cas inverse.

La révolution des investissements sur objectifs va-t-elle enfin se produire ?

Professeur Martellini - Si le pouvoir des forces, l’inertie et la réticence au changement tous environnements confondus ne doivent jamais être sous-estimés, je pense que la révolution des investissements sur objectifs a de grandes chances de voir le jour. Le climat a radicalement changé pour les entreprises de gestion de patrimoine, en particulier celles situées dans des paradis fiscaux comme la Suisse. Par ailleurs, l’émergence de plateformes de gestion de patrimoine basées sur Internet, également appelées « robo-conseillers », incite d’autant plus les gestionnaires de patrimoine à améliorer les performances de leurs services. L’intermédiation financière doit s’améliorer pour ne pas être désarçonnée par le genre de désintermédiation basée sur Internet qui a fait son chemin dans d’autres secteurs.

Professeur Mulvey - La transition en masse des régimes de retraite à prestations définies vers
des régimes de retraite à cotisations définies dans le monde entier responsabilise les particuliers
aux décisions d’investissement concernant le financement de leur propre retraite. L’enjeu central
de la gestion de patrimoine est de contribuer à résoudre le problème de la retraite. De plus,
certaines pratiques d’investissement existantes doivent être adaptées pour être à la hauteur de
ce défi. Il est essentiel de comprendre que la mesure du rendement par rapport aux repères de
classe d’actifs n’est généralement pas utile lorsqu’un particulier ou une institution cherche à
atteindre des objectifs majeurs. À vrai dire, le principal avantage des investissements sur
objectifs, en plus de fournir un cadre d’ingénierie financière utile permettant de prendre des
décisions d’investissement significatives, réside peut-être dans le fait qu’il s’agit d’un outil qui
facilite le dialogue avec les investisseurs finaux, en leur fournissant des estimations à jour de la
probabilité d’atteindre leurs objectifs et du manque à gagner dans le cas inverse.

« Contribuer à résoudre le problème de la retraite est sans aucun doute le principal défi du secteur de la gestion de patrimoine ». John Mulvey, professeur de recherche opérationnelle et d’ingénierie financière, Université de Princeton

Quelles sont les initiatives que l'EDHEC-Risk institute et le département ORFE de Princeton envisagent dans ce domaine dans les années à venir ?

Professeur Martellini - J’ai décidé, peut-être car je ressentais le besoin de descendre de ma tour d’ivoire universitaire afin de me rendre utile à la société, de consacrer le reste de ma vie professionnelle à la promotion de solutions d’investissement accessibles aux particuliers, surtout s’agissant des financements de retraite. Cette ambition se traduira non seulement par davantage d’initiatives de recherche, mais aussi par de nouvelles initiatives pédagogiques, y compris des séminaires consacrés à la formation des cadres, un manuel de « Solutions d’investissement », des initiatives MOOC [cours en ligne ouvert massif] ou SPOC [petit cours en ligne privé], etc. Ces initiatives prendront également la forme de partenariats avec des acteurs de l’industrie afin de les aider à proposer des solutions d’investissement sur objectifs évolutives à leurs clients. Je suis heureux de ne pas être le seul à avoir saisi un bâton de pèlerin et de pouvoir compter sur la participation active de John Mulvey, dont les compétences dans le domaine de la gestion d’actif-passif pour les institutions et les particuliers sont inégalées.

Professeur Mulvey - La collaboration entre EDHEC-Risk et Princeton a donné naissance à un programme de recherche ambitieux portant sur la gestion des actifs et passifs et l’investissement
sur objectifs pour les institutions et les particuliers. Pendant l’année universitaire 2011-2012, Lionel Martellini a été chercheur invité au département ORFE de Princeton et l’un de mes étudiants de doctorat de Princeton prévoit de passer la prochaine année scolaire à l’EDHEC-Risk Institute en France. L’ambition que nous portons dans ce partenariat est de développer des recherches universitaires innovantes qui pourront façonner la gestion des investissements, à l’heure où l’industrie est confrontée à un certain nombre de changements de paradigme de taille.

En mai 2018, la recherche en vue de la conception de solutions de retraite plus accessibles, avec le soutien du groupe de gestion de patrimoine Merrill Lynch de Bank of America, ont fait naître la série EDHEC-Princeton Retirement Goal Investing Index Series, disponible en cliquant sur le lien suivant : risk.edhec.edu/indices-investment-solutions. Les particuliers ont besoin de « flexicurité » en matière solutions de retraite. De plus, il leur serait profitable d’en apprendre davantage sur les mêmes techniques de gestion des risques que celles utilisées par les détenteurs d’actifs institutionnels. Nous espérons que cette initiative préparera le terrain à de nouvelles formes d’investissements optimisant le bien-être et mieux adaptées aux besoins des personnes préparant leur retraite.

CONTRIBUTEURS : Lionel MARTELLINI, Directeur, EDHEC-Risk Institute and John MULVEY, Professeur, ORFE Department, Princeton University

Lionel Martellini est professeur de finance à l’EDHEC Business School et directeur de l’EDHEC-Risk Institute. Lionel est titulaire d’une maîtrise en administration des affaires, économie,
statistiques et mathématiques, ainsi que d’un doctorat en finances de la Haas School of Business de l’Université de Californie à Berkeley. Il a été membre de la faculté de la Marshall School of Business de l’Université de Californie du Sud et a été chercheur invité au département Operations Research and Financial Engineering de l’Université de Princeton. Lionel est membre du comité de rédaction du Journal of Portfolio Management, du Journal of alternative Investments et du Journal of Retirement. Il mène des recherches sur un large éventail de sujets, dont les décisions de répartition d’actifs à long terme, la construction de portefeuilles de titres de participation et de titres à revenu fixe, la gestion des risques et l’évaluation des dérivés.

John Mulvey est professeur au département de recherche opérationnelle et d’ingénierie financière et membre fondateur du Bendheim Center for Finance de l’université de Princeton. Il est spécialisé dans l’optimisation financière et la théorie avancée du portefeuille d’actifs. Depuis plus de 35 ans, il met en œuvre des systèmes de gestion d’actifs et de passifs pour de
nombreuses organisations, dont PIMCO, Towers Perrin/Tillinghast, AXA, Siemens, Munich Re-Insurance et Renaissance Re-Insurance. Ses recherches actuelles portent sur l’identification des régimes et les approches des facteurs pour les investisseurs à long terme, y compris les bureaux familiaux et les régimes de retraite, et en particulier sur l’optimisation des performances et la protection du patrimoine des investisseurs (et du patrimoine excédentaire). Il a publié plus de 150 articles et a publié 5 livres. Il écrit actuellement un livre intitulé « Machine Learning in Finance », et intervient comme consultant au sujet du système de retraite des fonctionnaires de Californie.

Cet article est paru pour la première fois dans le magazine Otherwise (n° 3)

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