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Ludovic Cailluet : « Dans la construction des narratifs sur et autour des marques, l’historien doit rester ce "tiers" orienté par l’impartialité, et ne pas être un simple fournisseur de storytelling »

Ludovic Cailluet , Professor, Associate Dean

Dans cet entretien, Ludovic Cailluet - Professeur, Doyen associé, EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship – présente son dernier article publié en août 2025 (1) dans le Journal of Business Ethics sur les tensions éthiques inhérentes à la construction de récits historiques par les organisations.

Temps de lecture :
10 nov 2025
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Vous inscrivez d'emblée votre travail dans le cadre proposé par Paul Ricoeur. Peut-être pourriez-vous commencer par-là ?

Avec mes co-autrices, Fatima Regany et Hélène Gorge (Université de Lille), nous partons effectivement de Ricœur parce qu’il offre une boussole éthique très concrète pour analyser les usages du passé par les organisations. Il distingue trois formes d’« abus » — mémoire réprimée, manipulée, forcée — qui permettent d’évaluer ce que l’on passe sous silence, ce que l’on arrange et ce que l’on impose aux publics (2).

Sa distinction anamnèse/mnémè est décisive : dans les entreprises, on privilégie l’anamnèse, c’est à dire l’effort délibéré pour « activer » un passé utile, et l’on se méfie de la mnémè, ce qui remonte sans contrôle, d’où la tentation de la « rhetorical history » (3).

Enfin, Ricœur insiste sur une éthique de la « juste mémoire » et sur la place singulière de l’historien, tiers aspirant à l’impartialité ; cette exigence est précisément ce qui manque quand l’histoire devient un simple outil de marque.

 

Quelles sont les raisons principales qui poussent les organisations à utiliser de plus en plus leur histoire ?

Je ne sais pas si elles l’utilisent « de plus en plus » mais quand elles le font c’est souvent pour légitimer des choix et (re)configurer leur identité : l’histoire fournit des ressources rhétoriques qui cadrent des décisions et soutiennent le travail d’institutionnalisation.

Ensuite parce que le « brand heritage » produit de l’authenticité, active la nostalgie et renforce l’attachement, ce qui est précieux dans des marchés saturés. Les dispositifs (musées, rituels, expositions) servent aussi à façonner l’identité interne et l’image externe — on y voit la bascule d’une conservation neutre vers une scénographie d’influence.

Enfin, ces récits cherchent la résonance auprès de publics multiples et jouent sur la confiance des parties prenantes ; mal gérés, ils peuvent la fragiliser.

 

Qui sont les "producteurs" de ce récit ? En quoi leur coexistence, voire cocréation, est selon vous essentielle pour comprendre le processus ?

Le récit n’est jamais l’œuvre d’un seul : on y trouve des responsables marque/communication, des dirigeants, des archivistes et historiens internes, des historiens externes/consultants, des consultants en patrimoine/branding et des scénographes/muséographes.

Dans cet article (1), nos données empiriques (19 entretiens, six cas) montrent que ces professions coexistent, négocient et s’affrontent autour de normes différentes, ce qui explique la texture « négociée » des versions finales. 

Cette co-construction est féconde, mais elle révèle aussi deux mondes souvent disjoints — protecteurs des archives d’un côté, communicants de l’autre — avec des zones de friction sur l’accès aux sources et le degré d’embellissement acceptable. Quand l’exigence éthique du métier d’historien est mise en cause, on observe des retraits ou des refus de « compromettre la vérité », ce qui marque la limite des compromis.

 

Que recommandez-vous aux entreprises, associations etc. qui souhaitent construire une narration historique institutionnelle ?

Elles peuvent mettre en place une gouvernance mixte (historiens internes/externes, archives, marque) et donner un vrai mandat à ces entités ; en complément, l’historien doit, lui, rester ce « tiers » orienté par l’impartialité, et ne pas être un simple fournisseur de storytelling.

Les organisations doivent également travailler sérieusement sur et avec les archives — point de contact sensible avec les témoignages — car c’est là que se joue la « victoire sur l’arbitraire ». C’est ainsi, et seulement ainsi, qu’elles peuvent cartographier explicitement les risques de mémoire réprimée, manipulée ou forcée, et traiter les zones d’ombre plutôt que d’organiser leur effacement.

Enfin, je dirais qu’elles doivent se méfier des commémorations opportunistes et des reconstructions romantiques : la sélection narrative ouvre grand la porte à la manipulation, surtout quand l’événementiel devient un prétexte.

 

Quelles sont les pistes possibles de nouvelles recherches sur la mémoire organisationnelle ?

Deux axes me semblent urgents. D’une part, opérationnaliser ce que l’on pourrait appeler la « sensibilité mnémonique » : comment la mesurer, comment analyser la façon dont elle pèse sur la légitimité et la responsabilité perçues ; d’autre part, étudier la gouvernance de la mémoire : qui décide, avec quels contre-pouvoirs et quels indicateurs.

Il faut aussi documenter les effets internes (confiance des salariés, alignement culturel) et externes (confiance des publics) des récits responsables ou opportunistes. Certaines recherches récentes en marketing montrent par exemple que le public exerce une suspension de crédulité face à la fiction historique mise en scène par la marque (4). Pour faire simple on aime aussi être « mené en bateau » par une histoire enjolivée dans un contexte de shopping.

Enfin, trois terrains me semblent actuellement sous-explorés : la co-production avec les audiences et les contre-mémoires, les dispositifs expérientiels (musées, retail, expositions) et les conséquences sociétales de récits distordus qui finissent par s’imposer comme norme.

 

Références

(1) Regany, F., Gorge, H. & Cailluet, L. Whose History Is It Anyway? Uses and Abuses in the Co-Construction of Organizational Narratives. J Bus Ethics (2025) - https://doi.org/10.1007/s10551-025-06082-x

(2) Ricœur, P. (2014). La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli. Le Seuil - https://doi.org/10.3917/ls.ricoe.2014.05

(3) Lubinski, C. (2023). Rhetorical History: Giving Meaning to the Past in Past and Present. In S. Decker, W. M. Foster, & E. Giovannoni (Eds.), Handbook of Historical Methods for Management (pp. 35–45). Edward Elgar Publishing - https://doi.org/10.4337/9781800883741.00010

(4) Benmoussa, F.-Z. et Maynadier, B. (2013). Brand Storytelling : entre doute et croyance. Une étude des récits de la marque Moleskine. Décisions Marketing, 70(2), 119-128. https://shs.cairn.info/revue-decisions-marketing-2013-2-page-119?lang=fr