Michelle Sisto : « L'usage de l'intelligence artificielle doit rester centré sur l’humain et guidé par des valeurs »
Alors que l’intelligence artificielle bouleverse les industries du monde entier, les écoles de management sont confrontées à un double défi : enseigner l’IA, et enseigner avec l’IA. Parcourez l'interview de Michelle Sisto - professeures associée, doyenne associée - qui a pris la tête du nouveau centre dédié à l'IA au sein de l’EDHEC.
- Cette interview a été initialement publiée dans le Magazine EDHEC Vox n°16 dédié à l'intelligence artificielle
Qu’est-ce qui a inspiré la création du Centre IA, et quelle est votre vision derrière ce projet ?
À l’automne 2022, lorsque ChatGPT a vraiment commencé à faire parler de lui, j’ai été immédiatement captivée. Mon mandat en tant que directrice du Programme Grande École et Masters arrivait à son terme, et nous réfléchissions avec la direction à quelques projets innovants à développer. Une rencontre début décembre 2022 avec Michel Guillemot, ancien EDHEC et fondateur d’Ubisoft, m’a convaincue de concrétiser mon idée : celle de créer des programmes centrés sur l’IA et intégrant l’IA, et de manière plus large réfléchir à comment intégrer l’IA dans tous nos programmes. Michel a une vision très prospective, qui a nourri la mienne. Ma formation est en mathématiques et en informatique. En 1988, j’étudiais les systèmes experts, une approche précoce de l’IA, donc j’étais à la fois émerveillée et préoccupée par les progrès réalisés en IA depuis lors et je sentais une forte envie de dédier les années à venir à l’impact de ces avancées sur l’éducation.
Avec le soutien d’Emmanuel Métais, nous avons décidé qu’à la fin de mon mandat en tant que directrice du PGE et Masters, je me consacrerais au projet d’IA à l’EDHEC. Pendant l’année 2023/2024 j’ai pu prendre du recul et me plonger dans les nouvelles technologies de generative AI, approfondir mes connaissances, créer et tester des assistants IA dans mes cours, et construire des convictions et des idées concrètes pour intégrer l’IA dans les programmes de l’EDHEC. Toute cette analyse nous a amenés à la décision de bâtir un Centre IA dédié à son impact sur l’enseignement, la recherche et le monde de l’entreprise.
Pourriez-vous décrire l’objectif principal et la structure organisationnelle du Centre IA ?
Je commence à constituer une équipe dont les missions se concentreront sur trois piliers : intégrer l’IA dans tous les programmes de l’EDHEC, du bachelor au doctorat ; mener des recherches sur l’impact de l’IA sur la transformation des métiers ; et travailler sur la sensibilisation, la création de communautés de pratiques IA et le leadership intellectuel, au sein de l’école comme au-delà.
Comment caractériseriez-vous l’approche de l’EDHEC en matière d’intégration de l’IA ?
D’une part, l’EDHEC s’engage à préserver la valeur de l’enseignement supérieur. Nous faisons partie des membres fondateurs du Responsible AI Consortium, aux côtés de la Luiss Business School à Rome, de l’Imperial College à Londres et de QS. Ce consortium agit sur quatre axes : l’enseignement et l’évaluation, la recherche collaborative, la gouvernance et l’éthique. À la base de tout cela : une feuille de route commune pour intégrer l’IA dans les institutions, et des indicateurs pour suivre les progrès. L’idée est simple : ensemble, les écoles apprennent mieux et plus vite.
Par ailleurs, nous insistons sur un point : si comprendre l’IA et l’intégrer aux stratégies d’entreprise est crucial, son usage doit rester centré sur l’humain et guidé par des valeurs. L’important n’est pas seulement de savoir quels outils utiliser, mais pourquoi et quand les utiliser, ou ne pas les utiliser, et quel impact cela peut avoir sur l’apprentissage et les relations humaines.
Comment les étudiants ont-ils adopté les technologies d’IA dans leur travail académique, et quels schémas avez-vous observés dans leur utilisation ?
Les étudiants utilisent tous l’IA. Dans les cours que j’ai donnés, pratiquement 100 % d’entre eux utilisent l’IA, et au moins 60-70 % l’utilisent tous les jours. Cependant, ils ne l’utilisent pas nécessairement d’une manière qui favorise efficacement leur apprentissage. C’est là que nous avons un rôle important à jouer.
Comment guidez-vous les étudiants dans leur parcours avec l’IA ?
Nous adoptons une approche proactive dans nos cours et programmes. Par exemple, dans notre Global MBA, nous commençons l’année par un bootcamp sur l’IA. On y aborde son histoire, la définition de l’IA générative, ses implications futures sur leurs métiers, ainsi que les enjeux éthiques et juridiques. Ensuite, on apprend à rédiger des prompts efficaces avec divers modèles. On encourage par exemple à demander dans les réponses fournies par l’IA plusieurs approches, afin de ne pas limiter la réflexion.
Quels défis uniques les étudiants des écoles de management rencontrent-ils lorsqu’ils développent des compétences significatives en IA ?
Le principal frein, c’est leur obsession de la productivité, cette idée que « le temps, c’est de l’argent ». Ils sont pris entre mille sollicitations : associations, entretiens, cours, projets entrepreneuriaux… C’est humain de vouloir aller vite. Seulement, rapidité et efficacité ne sont pas synonymes.
Le vrai défi, c’est de leur faire comprendre qu’investir du temps dans l’apprentissage par l’IA peut enrichir leur travail et décupler leur progression, tout comme une mauvaise utilisation de l’IA peut nuire à leur progression.
Le programme MBA comprend d’importantes composantes techniques, y compris le codage. Comment équilibrez-vous le développement de connaissances techniques et de compétences en leadership ?
La filière IA et Innovation du Global MBA de l’EDHEC complète le programme principal. Dans le tronc commun, les étudiants développent une vision globale de la stratégie d’entreprise en IA, mais pour en comprendre la mise en oeuvre, ils doivent entrer dans les détails. C’est pourquoi ils apprennent le codage Python.
D’autre part, la pensée algorithmique est en train de devenir un élément essentiel du portefeuille de compétences d’un dirigeant, en plus des éléments fondamentaux du MBA que sont la pensée éthique, la pensée critique et la pensée stratégique.
Néanmoins, notre objectif n’est pas de produire des ingénieurs. Une étude récente du BCG sur le leadership a montré qu’environ 10 % des ressources devraient être allouées aux algorithmes, 20 % à la structuration des données et 70 % aux personnes et aux processus. La répartition de notre programme d’études est similaire : seulement 10 à 20 % sont techniques, tandis que le reste se concentre sur le management et le leadership.
Comment intégrez-vous les considérations éthiques dans votre programme d’IA ?
L’éthique est un élément essentiel. Actuellement, pour évaluer leur propre utilisation, nous encourageons les étudiants à suivre le cadre LEAD, développé par le Digital Education Council.
- L pour Learning (Apprentissage) : « Est-ce que je me suis vraiment intéressé à ce matériel ? Ai-je appris quelque chose, ou me suis-je contenté de le résumer à l’aide de l’IA sans améliorer mes connaissances ? »
- E pour Ethics (Éthique) : « Me sentirai-je à l’aise de partager avec mon professeur, mon patron ou mon client la manière dont j’ai utilisé l’IA pour cette tâche ? »
- A pour Accuracy (Précision) : « Ai-je vérifié toutes les sources que je cite ? Suis-je allé au delà des sources fournies par la Gen AI ? »
- D pour Development (Développement) : « Ce travail m’a-t-il permis d’évoluer ? Me suis-je perfectionné d’une manière ou d’une autre ? »
Comment préparez-vous les étudiants à un marché du travail transformé par l’IA ?
Nous sommes convaincus que le monde des affaires a encore besoin d’experts pour converser efficacement avec les IA. Nous encourageons les étudiants à développer une expertise dans leur domaine, pour être capables d’identifier les endroits où les résultats de l’IA ne sont pas à la hauteur.
Selon vous, quels seront les impacts de l’IA sur le leadership, à mesure que celle-ci s’intègre davantage dans les organisations ?
Je pense que nous finirons par gérer des personnes, des machines et des écosystèmes homme-machine. De plus en plus de robots et de machines inanimées vont intégrer notre vie quotidienne, comme c’est déjà le cas dans des pays comme le Japon, où les robots sont couramment employés dans les hôtels et les restaurants. Les dirigeants devront savoir comment fonctionne l’IA, quels types de problèmes peuvent être résolus par celle-ci et être en mesure de donner la priorité à des solutions à valeur ajoutée.
Plus important encore, ils devront comprendre ce qui motive les gens et comment les maintenir impliqués, épanouis et curieux, tout en tirant parti de l’intégration de l’IA sur le lieu de travail ou dans les flux de travail. D’énormes défis et opportunités nous attendent, et l’IA continuera à s’améliorer et à s’accélérer, de sorte que la curiosité, l’adaptabilité et la résilience resteront des qualités de leadership essentielles.