Proactivité au travail : mieux anticiper pour mieux gérer
Dans cet article, basé sur un papier académique récent (1) publié dans le Journal of Applied Psychology, Mouna El Mansouri (EDHEC) et ses coauteurs explorent pourquoi le fait d'en faire plus en étant proactif peut en réalité nous rendre moins performants dans notre travail en nuisant à nos capacités cognitives.
Les employés sont de plus en plus encouragés, voire tenus, à faire preuve de proactivité sur leur lieu de travail. En d'autres termes, on n'attend plus de vous que vous vous contentiez d'accomplir les tâches qui vous sont assignées. On attend également que vous preniez des initiatives pour améliorer la manière dont ces tâches sont exécutées. Et ce, pour une bonne raison : au-delà de son impact positif sur les performances individuelles et organisationnelles, la proactivité aide les individus à trouver plus de sens à leur travail (2) et à s'y investir pleinement (3).
Cependant, cette vision de la proactivité ne reflète qu'une partie de la réalité. Et si le fait d'en faire plus (i.e d'être proactif) au travail pouvait en réalité nuire aux performances cognitives et rendre moins efficace ? C'est ce que nous avons essayé d'étudier (1) avec mes coauteurs, le Karoline Strauss (ESSEC Business School), Doris Fay (Université de Potsdam) et Julia Smith (ESSEC Business School).
Le coût cognitif de la proactivité
Lorsque vous accomplissez les tâches qui vous sont assignées au travail, les routines font probablement partie de votre quotidien. Lorsque vous exécutez une tâche de manière routinière, vous êtes en « mode pilote automatique » (4). Les routines sont utiles car elles vous épargnent un effort mental (5). Cela signifie que rompre avec les routines pour trouver des moyens plus efficaces d'exécuter une tâche éloigne de ce mode pilote automatique.
Lorsque vous améliorez une tâche de manière proactive, non seulement vous vous écartez d'une routine, mais vous vous engagez en plus dans une série de processus cognitifs exigeants (6) : imaginer d'autres façons d'accomplir cette tâche, décider laquelle correspond le mieux à vos besoins et à vos ressources, planifier la ligne de conduite que vous avez choisie, exécuter la tâche en fonction de cette nouvelle façon que vous avez imaginée, évaluer et affiner le nouveau processus en y réfléchissant, etc.
Compte tenu de la nature mentalement exigeante de la proactivité, il n'est pas surprenant que vous perdiez votre concentration, que vous manquiez des détails importants, que des tâches et des décisions simples vous demandent plus d'efforts que d'habitude après une journée proactive. En bref, vous subissez peut-être le coût cognitif de la proactivité.
Comprendre ce coût
Afin d'étudier l'impact cognitif du fait d'en faire plus au travail, nous avons mené une série de travaux. Celles-ci comprenaient principalement deux études basées sur des journaux quotidiens et deux expériences.
Dans le cadre d'une première étude, nous avons recherché des participants français d'âges, de postes et de secteurs d'activité variés et leur avons demandé de répondre à un questionnaire à la fin de leur journée de travail réelle. Sur une période de 3 à 5 jours ouvrables, 163 participants ont passé un test de performance cognitive et répondu à un court questionnaire sur leur journée de travail. Nous leur avons notamment demandé dans quelle mesure ils adoptaient un comportement proactif et comment ils accomplissaient leurs tâches quotidiennes. Pour mesurer les performances cognitives, nous avons opté pour une approche novatrice. Nous aurions pu interroger les participants sur leur expérience subjective des performances cognitives. Cependant, comme les réponses auraient pu être biaisées par d'autres facteurs (motivation, humeur, etc.), nous avons plutôt utilisé un jeu de mémoire rapide (le test dit "n-back") généralement utilisé pour évaluer la mémoire de travail comme indicateur des performances cognitives. Nos résultats ont montré que les jours où les participants adoptaient un comportement proactif, leurs performances au test cognitif chutaient.
Malgré ces résultats prometteurs, des questions subsistaient quant à l'impact possible d'autres facteurs extérieurs à la proactivité. Nous nous sommes par exemple demandé si les participants commençaient leur journée avec de faibles performances cognitives (en raison d'un mauvais sommeil, par exemple), ce qui aurait pu entraîner de faibles performances en fin de journée, indépendamment de leur comportement proactif pendant la journée de travail. Nous avons donc mené une deuxième étude auprès de 93 travailleurs français, en surveillant leurs performances cognitives le matin et en fin de journée pendant 3 à 7 jours ouvrables. Nous avons également enquêté sur d'autres facteurs tels que la charge de travail, les conflits avec les collègues et le multitâche afin d'écarter toute explication potentielle ce ce type de nos résultats. Même après avoir pris en compte ces facteurs, les résultats de cette étude sont restés cohérents avec ceux de la première : la proactivité dans les tâches quotidiennes était associée à des performances cognitives plus faibles en fin de journée.
Afin d'approfondir notre analyse et d'étudier le mécanisme potentiel à l'origine de cet effet, nous avons mené deux expériences complémentaires auprès de 637 travailleurs britanniques. Nous leur avons demandé de décrire une activité routinière et une tâche qu'ils pensaient pouvoir améliorer (en précisant comment ils s'y prendraient, faisant ainsi preuve d'une vision et d'une planification proactives). Les participants ont ensuite évalué l'effort mental requis par chaque tâche et son degré de divergence par rapport à leur routine habituelle. Les résultats ont confirmé notre raisonnement : la proactivité rompt avec les routines établies et exige un effort mental plus important que l'accomplissement d'une tâche routinière.
Existe-t-il un moyen de contourner le coût cognitif de la proactivité ?
Au vu de ces résultats, vous vous demandez peut-être s'il ne vaut pas mieux éviter toute proactivité, compte tenu de son coût cognitif. Pas vraiment. Des études ont montré que la proactivité présente des avantages à court et à long terme, tant pour les individus que pour les organisations. Plutôt que de décourager la proactivité, nous pouvons encourager une gestion active de son coût cognitif.
Une façon de gérer ce coût consiste à faire des pauses fréquentes tout au long de la journée, en particulier les jours où vous êtes proactif (7). Il peut s'agir de faire une promenade, de vous donner de l'espace pour respirer (littéralement, loin des écrans) (8), de faire une petite sieste, etc. Vous avez le choix, tant que cela vous permet de récupérer vos ressources mentales. Pour les managers, cela signifie encourager ou exiger des pauses pour votre équipe.
Une autre suggestion concerne la flexibilité dans l'organisation du temps de travail et la hiérarchisation des tâches. Compensez la fatigue mentale liée à la proactivité en organisant votre journée de manière flexible. Par exemple, accordez la priorité aux tâches proactives qui requièrent une grande concentration lorsque votre esprit est le plus alerte. Pour beaucoup d'entre nous, cela correspond au début de la journée de travail. Pour les managers, cela signifie autoriser une certaine flexibilité dans les horaires afin de compenser le coût cognitif de la proactivité (9). Cela peut se faire par le biais d'aménagements de travail alternatifs (horaires flexibles, télétravail, etc.). Cela peut également passer par une organisation plus efficace des activités de l'équipe. Par exemple, si les employés passent leur matinée à réfléchir à des améliorations de processus, il ne faut pas organiser de réunions importantes ou d'activités à enjeux élevés l'après-midi.
Enfin, comme la proactivité passe par l'expérimentation, des erreurs peuvent se produire. Cela fait partie du processus d'apprentissage et d'ajustement. Les organisations et les managers doivent instaurer et maintenir une culture dite de "sécurité psychologique" (psychological safety) (10) dans laquelle les individus peuvent se sentir en sécurité pour expérimenter sans craindre d'être punis ou pénalisés. Protéger les employés des conséquences d'erreurs commises de bonne foi contribue à réduire la pression sur les individus et libère leur énergie mentale pour qu'ils puissent se concentrer sur l'amélioration des tâches.
Pour conclure...
Si nos études mettent en lumière le coût cognitif de la proactivité, du moins à court terme, des questions subsistent quant à ses effets à plus long terme. Par exemple, une proactivité répétée peut-elle devenir moins coûteuse sur le plan cognitif avec le temps ? Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour élucider ces questions. En attendant, gardez à l'esprit que la proactivité est importante, tout comme la gestion de ses coûts !
Références
(1) El Mansouri, M., Strauss, K., Fay, D., & Smith, J. (2024). The cognitive cost of going the extra mile: How striving for improvement relates to cognitive performance.Journal of Applied Psychology, 109(10), 1592–1610 - https://doi.org/10.1037/apl0001199
(2) Fay, D., Strauss, K., Schwake, C., & Urbach, T. (2023). Creating meaning by taking initiative: Proactive work behavior fosters work meaningfulness. Applied Psychology, 72(2), 506–534- https://doi.org/10.1111/apps.12385
(3) Zacher H, Schmitt A, Jimmieson NL, Rudolph CW. Dynamic effects of personal initiative on engagement and exhaustion: The role of mood, autonomy, and support. J Organ Behav. 2019; 40: 38–58 - https://doi.org/10.1002/job.2277
(4) Sandra Ohly, Anja S. Göritz, Antje Schmitt, The power of routinized task behavior for energy at work. Journal of Vocational Behavior, Volume 103, Part B, 2017, Pages 132-142 - https://doi.org/10.1016/j.jvb.2017.08.008
(5) Kanfer, R., & Ackerman, P. L. (1989). Motivation and cognitive abilities: An integrative/aptitude-treatment interaction approach to skill acquisition. Journal of Applied Psychology, 74(4), 657–690 - https://doi.org/10.1037/0021-9010.74.4.657
(6) Van der Linden D, Frese M, Meijman TF. Mental fatigue and the control of cognitive processes: effects on perseveration and planning. Acta Psychol (Amst). 2003 May;113(1):45-65 - https://doi.org/10.1016/s0001-6918(02)00150-6
Van der Linden D, Frese M, Sonnentag S. The impact of mental fatigue on exploration in a complex computer task: rigidity and loss of systematic strategies. Hum Factors. 2003 Fall;45(3):483-94 - https://doi.org/10.1518/hfes.45.3.483.27256
(7) Albulescu P, Macsinga I, Rusu A, Sulea C, Bodnaru A, Tulbure BT. "Give me a break!" A systematic review and meta-analysis on the efficacy of micro-breaks for increasing well-being and performance. PLoS One. 2022 Aug 31;17(8):e0272460 - https://doi.org/10.1371/journal.pone.0272460
A Guide to Taking Better Breaks at Work (Feb. 2025) Harvard Business Review. By Kira Schabram and Christopher M. Barnes - https://hbr.org/2025/02/a-guide-to-taking-better-breaks-at-work
(8) Research: Why Breathing Is So Effective at Reducing Stress (Sept. 2020) Harvard Business Review. By Emma Seppälä, Christina Bradley and Michael R. Goldstein - https://hbr.org/2020/09/research-why-breathing-is-so-effective-at-reducing-stress
(9) The Future of Flexibility at Work (Sept. 2021) Harvard Business Review. By Ellen Ernst Kossek, Patricia Gettings and Kaumudi Misra - https://hbr.org/2021/09/the-future-of-flexibility-at-work
(10) Edmondson, A. (1999). Psychological Safety and Learning Behavior in Work Teams. Administrative Science Quarterly, 44(2), 350-383. https://doi.org/10.2307/2666999 (Original work published 1999)
Psychological Safety: A Meta-Analytic Review and Extension (2016) Personnel Psychology. Volume 70, Issue 1. Spring 2017. M. Lance Frazier, Stav Fainshmidt, Ryan L. Klinger, Amir Pezeshkan, Veselina Vracheva. - https://doi.org/10.1111/peps.12183
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