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Thibaut Joltreau (EDHEC) : « Le secteur du luxe, parce qu’il n’est pas soumis à une logique de volume mais de valeur, peut montrer la voie de l’innovation circulaire »

Thibaut Joltreau , Assistant Professor

Dans cette interview, Thibaut Joltreau, Assistant Professor à l'EDHEC Business School, revient sur des recherches menées avec Louise Curran et Christian Gnekpe (TBS Education) dans le cadre du projet TWIN SEEDS. Ils se sont intéressés aux effets sur l'industrie textile - dont le luxe - des nouvelles politiques et réglementations européennes en matière d'économie circulaire.

Temps de lecture :
8 oct 2025
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Pourquoi vous intéressez-vous à la circularité dans le secteur du textile ?

L’industrie textile fait partie des plus polluantes au monde. Elle exerce une pression considérable sur les ressources naturelles : en Europe, on estime que la consommation textile représente la troisième cause de pression sur l’eau et les sols, et la cinquième en termes d’utilisation de matières premières et d’émissions de gaz à effet de serre (1). 

Ce problème de fond s’est encore aggravé avec la montée en puissance de la « fast fashion » : un modèle d’affaires basé sur la production de masse à bas coût et le renouvellement constant des collections, qui accélère la surconsommation et alimente une logique de « mode jetable » (2).

Face à ce constat, les pouvoirs publics ont fait de ce secteur une priorité de leurs politiques d’économie circulaire. En France (3) comme en Europe (4), de nouvelles réglementations sont en effet apparues ces dernières années pour inciter les entreprises à réduire leurs volumes, à allonger la durée de vie des produits et à mieux recycler les vêtements. On parle des « 3 R » de l’économie circulaire : réduire, réutiliser, recycler.

 

Dans ce contexte, j’ai mené une recherche avec Louise Curran (TBS Education) et Christian Gnekpe (TBS Education) sur l’impact de ces nouvelles politiques et réglementations sur les chaînes de valeur mondiales de l’industrie textile, dans le cadre du projet européen TWIN SEEDS (5). Une question centrale nous animait : ces nouvelles règles et incitations peuvent-elles pousser les grandes entreprises du secteur à transformer leur business model et, ce faisant, réorganiser les réseaux de production de l’habillement à l’échelle mondiale ? L’enjeu était de comprendre si ces nouvelles règles peuvent, à terme, se traduire par une réduction tangible de l’empreinte environnementale du secteur.

 

Comment ces nouvelles politiques publiques ont-elles affecté le secteur, dont le luxe ?

Les nouvelles réglementations liées à l’économie circulaire – déjà mises en œuvre ou encore en préparation – ont conduit les entreprises à s’adapter stratégiquement à ce nouvel environnement politique.

En France, la loi AGEC de 2020 (6) a par exemple marqué un tournant en interdisant la destruction des invendus. Les marques doivent désormais orienter ces produits vers d’autres débouchés, comme le don, la revente, l’upcycling (transformer un article pour lui donner une nouvelle fonction) ou le recyclage des matières.

À l’échelle européenne, une réforme d’ampleur est également en préparation : tous les produits mis sur le marché devront respecter des normes d’écoconception (7). Concrètement, il s’agira de concevoir dès le départ des vêtements plus durables, plus faciles à réparer et à recycler. Les annonces de ce nouveau cadre réglementaire encouragent les entreprises à réfléchir plus largement à la manière d’intégrer la circularité dans leur modèle d’affaires et dans l’organisation de leurs chaînes de valeur.

 

Mais les changements de pratiques à l’œuvre sont en réalité très limités, et varient fortement selon les types d’entreprises et les segments de marché.  

Dans le « mass market », qui concentre la majorité des volumes et donc des déchets, on a pu observer que les changements se limitent le plus souvent à des ajustements ponctuels : quelques initiatives de seconde main ou de location en magasin, ou encore l’intégration de matières recyclées dans certaines collections ; mais pas de véritable transformation du business model de la fast fashion, toujours fondé sur d’importants volumes et sur un renouvellement très rapide des collections.

À l’autre extrême, les petites entreprises locales engagées dans la mode éthique et durable ont souvent fait figure de pionnières, avec des modèles intégrant l’écoconception et les circuits courts. Pourtant, elles peinent à se développer face à la concurrence globalisée. Certaines ont même dû cesser leur activité dans le contexte de la crise inflationniste des deux dernières années, où les comportements de consommation durable post-covid n’ont pas pu être soutenu par le maintien du pouvoir d’achat.

Dans ce paysage, les acteurs du luxe occupent une position particulière. Ils ont par exemple été les seuls à disposer des moyens financiers et organisationnels nécessaires pour mettre en œuvre de façon systématique les obligations issues de la loi AGEC.

 

Et pourquoi les acteurs du luxe sont-ils, dans ce contexte, en avance sur les autres ?

Pour plusieurs raisons. D’abord, la mise en place de pratiques circulaires représente un coût important. Trier les stocks d’invendus et organiser leur réutilisation ou leur recyclage est bien plus cher que de les détruire. Les grandes maisons du luxe ont toutefois la capacité d’absorber ces surcoûts. Elles bénéficient aussi d’un meilleur contrôle de leurs chaînes de valeur, ce qui facilite l’intégration de nouvelles pratiques. 

Ensuite, leur dépendance à l’image et à la réputation joue un rôle clé : un scandale lié à la destruction illégale d’invendus fragiliserait immédiatement leur marque. 

Dans ce contexte, on a observé de nouvelles pratiques comme la systématisation du tri des déchets de production et le démantèlement des invendus. Pour y parvenir, l’ensemble des grands groupes de luxe français, et leurs différentes maisons, se sont dotés de données précises sur leurs déchets « pre-consumer » (invendus, chutes de production) et ont collaboré avec des startup spécialisées qui proposent des solutions clés en main : redirection des invendus vers les bons débouchés, démantèlement, conseil en écoconception, etc.

 

Ces efforts constituent une avancée, mais ils ne suffisent pas à transformer l’ensemble du secteur, d’autant que les volumes traités par le luxe restent sans commune mesure avec ceux du mass market. En outre, beaucoup de créateurs restent attachés à l’usage de matières vierges, et les fibres recyclées posent encore des défis techniques : plus courtes, elles peuvent être moins solides, ce qui entre en tension avec les exigences de qualité du luxe. 

Par ailleurs, ces initiatives circulaires se concentrent sur les déchets « pre-consumer » (invendus, chutes de production), alors que le véritable enjeu se situe dans les déchets « post-consumer », c’est-à-dire les vêtements en fin de vie. Or, c’est surtout la fast fashion qui génère ces volumes massifs de déchets, du fait de l’ampleur des ventes, des prix très bas, et de la qualité moindre des vêtements. 

Face à cette situation, une partie du secteur défend le développement d’une véritable industrie européenne du recyclage textile. Mais pour qu’un tel modèle fonctionne, il faudrait résoudre une équation à plusieurs termes : mettre en place une logistique de collecte, de tri et de démantèlement à grande échelle, produire un textile recyclé dont le rapport qualité-prix soit compétitif, et créer des boucles fermées de recyclage (textile à textile) à l’échelle européenne. Cela nécessiterait également de nouvelles technologies pour le surtri automatisé des déchets, ainsi que des débouchés commerciaux solides.

 

Aujourd’hui, ce modèle économique reste à inventer. En réalité, la solution la plus efficace demeure encore de réduire la course permanente aux nouvelles collections, responsable de la surproduction, et de miser sur un modèle « Made in Europe » orienté vers des vêtements de milieu de gamme, plus durables et de meilleure qualité. C’est-à-dire d’en finir avec la mode jetable.

Dans ce contexte, le secteur du luxe peut montrer l’exemple. Lui seul possède pour l’instant la marge de manœuvre nécessaire pour montrer la voie de l’innovation circulaire. Parce qu’il n’est pas soumis à une logique de volume mais de valeur, il peut démontrer que circularité et qualité peuvent aller de pair. Il s’agirait par exemple de renforcer les services intégrés de réparation en magasin – inhérents au luxe mais qui pourraient être étendus au mass market – ou encore d’intégrer une part croissante de textiles recyclés en boucle fermée dans les produits, sans faire l’impasse sur les exigences de qualité.

 

Les nouvelles réglementations développées à l’échelle de l’Union européenne sont-elles la solution pour l’adoption plus généralisée de pratiques circulaires dans le secteur textile, au-delà du luxe ?

Les nouvelles réglementations européennes pourraient effectivement contribuer à une adoption plus large de pratiques circulaires dans le textile. Mais tout dépendra des critères précis qui seront retenus et de la manière dont ils seront appliqués (8). Ces décisions relèvent d’arbitrages politiques complexes au sein de l’UE. Et il faut garder à l’esprit que les géants de l’« ultra fast fashion » venus de Chine, comme SHEIN ou Temu, pourraient être plus rapides que les industriels européens à s’adapter aux nouvelles normes d’écoconception.

Si l’on veut que ces règles changent réellement la donne, elles devront donc s’accompagner de politiques industrielles fortes, capables de soutenir les acteurs qui portent déjà des modèles plus vertueux – écoconception, circuits courts, production locale. Cela impliquerait de relocaliser une partie de la chaîne de valeur en Europe. Car, pour traiter le problème à la racine, il ne suffit pas de miser sur des capacités de recyclage toujours plus grandes. La seule voie crédible consiste à produire moins de vêtements, mais de meilleure qualité.

Deux leviers supplémentaires sont essentiels pour accompagner cette transition. Le premier est d’orienter la demande : donner aux consommateurs une information claire et comparable sur l’impact environnemental des produits, par exemple via l’Affichage environnemental en France (9) ou le futur Passeport produit au niveau européen (10). Le second est de sécuriser des débouchés stables pour les acteurs durables, par exemple en intégrant davantage de textiles écoconçus dans la commande publique, comme les tenues de travail dans les hôpitaux.

 

Or, aujourd’hui, ce n’est pas la direction qui semble privilégiée par les décideurs. 

En France, malgré un discours récurrent sur la « réindustrialisation », les moyens financiers alloués aux acteurs de la mode durable restent limités. On peut y voir en creux que le textile n’est pas considéré comme un secteur prioritaire à soutenir, à l’heure où la compétition internationale se concentre surtout sur les hautes technologies. 

Au niveau européen, le constat est similaire : dans un contexte géopolitique tendu, l’agenda environnemental apparaît relégué au second plan. Le récent package Omnibus acte même un recul sur certaines ambitions du Pacte vert (11), pourtant présenté comme central dans la précédente mandature.

 

Dans ce contexte, une question demeure : dans le rapport de force qu’elle entretient avec la Chine, l’UE aura-t-elle le courage et l’audace d’aller au bout de sa démarche, en rendant ses futures normes d’écoconception réellement contraignantes et en instaurant des barrières environnementales solides à l’entrée de son marché textile ?

 

 

Références

(1) "Textiles and the environment: the role of design in Europe’s circular economy", European Environment Agency, 10 February 2025, https://www.eea.europa.eu/en/analysis/publications/textiles-and-the-environment-the-role-of-design-in-europes-circular-economy-1

(2) “Ultra-fast fashion is a disturbing trend undermining efforts to make the whole industry more sustainable”, avril 2024, Taylor Bridges - https://theconversation.com/ultra-fast-fashion-is-a-disturbing-trend-undermining-efforts-to-make-the-whole-industry-more-sustainable-224253

(3) « Bilan de la loi AGEC : l’élan est donné, mais la révolution circulaire reste à construire pour la filière REP TLC », février 2025, Maud Hardy - https://www.lagrandeconversation.com/ecologie/bilan-de-la-loi-agec-lelan-est-donne-mais-la-revolution-circulaire-reste-a-construire-pour-la-filiere-rep-tlc/

(4) “How is the EU making fashion sustainable?” - https://environment.ec.europa.eu/topics/circular-economy/reset-trend/how-eu-making-fashion-sustainable_en

(5) Towards a World Integrated and Socio-economically Balanced European Economic Development Scenario - https://twinseeds.eu/

(6) La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) - https://www.ecologie.gouv.fr/loi-anti-gaspillage-economie-circulaire

(7) Ecodesign for Sustainable Products Regulation - https://commission.europa.eu/energy-climate-change-environment/standards-tools-and-labels/products-labelling-rules-and-requirements/ecodesign-sustainable-products-regulation_en

(8) Louise Curran et Thibaut Joltreau, « Déchets textiles : "Seules des normes d’écoconception ambitieuses et des écocontributions élevées changeront la donne" », Le Monde, 2 décembre 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/02/dechets-textiles-seules-des-normes-d-ecoconception-ambitieuses-et-des-ecocontributions-elevees-changeront-la-donne_6424791_3232.html

(9) Affichage environnemental sur les vêtements (2024) - https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/affichage-environnemental-vetements

(10) EU's Digital Product Passport: Advancing transparency and sustainability (Sept. 2024) - https://data.europa.eu/en/news-events/news/eus-digital-product-passport-advancing-transparency-and-sustainability

(11) “Global trade is fracturing: here’s why the EU needs the GreenDeal more than ever” (Feb. 2025) - https://theconversation.com/global-trade-is-fracturing-heres-why-the-eu-needs-the-green-deal-more-than-ever-247500 

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