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Ukraine : les entreprises familiales au coeur de la résistance en temps de guerre

Rania Labaki , Associate Professor, Family Business Chair Director

Découvrez cet article de Rania Labaki, Professeure associée à l'EDHEC et directrice de la chaire Entreprises Familiales, initialement publié dans The Conversation...

Temps de lecture :
13 avr 2022
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À l’heure où les combats font encore rage, les entreprises familiales ukrainiennes affichent une capacité de résistance, d’organisation, et un esprit de solidarité puisés dans leur culture de la résilience sans cesse renouvelée, voire renforcée à travers l’histoire.

Selon la définition retenue au niveau de la Commission européenne, une entreprise, quelle que soit sa taille, est une entreprise familiale si la majorité des droits décisionnels (directs ou indirects) appartiennent au(x) membre(s) de la famille qui a ou ont créé ou acquis le capital de l’entreprise, avec au moins un représentant de la famille formellement impliqué dans la gouvernance de l’entreprise. Après avoir étudié les dynamiques de résilience des entreprises familiales, notamment ukrainiennes, pendant la crise du Covid-19 pour un travail de recherche (prochainement présenté à l’International Family Entreprise Research Academy Conference), je me suis livrée à une première analyse de leurs comportements et de leurs perspectives au cours des premières semaines endurées au sein d’une nation en état de guerre.

En Ukraine, les entreprises familiales, généralement dirigées par la première et/ou la deuxième génération en raison de l’histoire socialiste du pays, jouent un rôle prédominant dans l’économie. Selon une étude de Lviv Business School (en ukrainien), leurs dirigeants estiment que les valeurs et les objectifs stratégiques priment sur les facteurs matériels et financiers. La notion de la responsabilité envers des objectifs communs se retrouve notamment au cœur de leurs pratiques. Ma collecte de données a été articulée autour de trois grandes questions. Comment ces entreprises contribuent-elles à l’effort de résistance ? Comment leur gouvernance favorise-t-elle le redéploiement de leurs activités ? De quel soutien ont-elles besoin pour perdurer ?

 

« Ukrainian spirit »…

La force d’un véritable « ukrainian spirit » semble ressurgir au cours de cette crise. Inscrit dans l’ADN d’une population dont les générations successives ont traversé des crises majeures au cours des dernières décennies, il s’incarne aujourd’hui dans la volonté des familles ukrainiennes à la tête des entreprises familiales de poursuivre leur activité économique et de continuer à croître en dépit de tous les défis. Comme l’illustre Rostyslav Vovk, le co-dirigeant de l’entreprise Kormotech, fabricant de produits alimentaires pour chats et chiens, au cours de la troisième semaine du conflit « Nous avons eu hier une réunion stratégique. Nous devons être prêts pour le futur ».

Cet esprit s’articule autour d’un « rêve commun », expression reprise par les dirigeants que j’ai interviewés, autour d’une nation florissante et indépendante portée par ses familles et ses entreprises. À la clé, une résilience significative qui les anime et qui se renforce à travers les épreuves et les aléas de la guerre.

La résilience d’une entreprise familiale se définit comme un processus dynamique déclenché lors de l’avènement d’une adversité qui est perçue comme un défi par les membres de la famille parce que représentant une menace pour l’homéostasie (ou l’équilibre) du système, ce qui est le cas de la guerre en Ukraine aux yeux des familles entrepreneuriales ukrainiennes. Ce processus de résilience se développe à travers une adaptation progressive à l’adversité qui est facilitée par les capacités de l’entreprise familiale en termes d’absorption (ressources), de renouvellement (orientation entrepreneuriale), d’appropriation (récits et valeurs historiques) et de capital social (voir mon article à ce sujet publié au Japon dans l’ouvrage The Family Business Yearbook 2022 chez Hakutou Shobou Editions).

 

Cercles de loyautés mutuelles

Cet « esprit ukrainien » est porté par les loyautés fortes qu’entretiennent les membres des familles dirigeantes de ces entreprises entre eux et avec les parties prenantes et inversement. Ces entreprises familiales ont, en effet, tissé au cours de leur histoire des relations intra-, inter-générationnelles, et partenariales qui trouvent dans cette crise leur véritable sens. Au centre, la famille représente un noyau dur autour duquel gravite et s’organise un réseau de solidarités très fort. Et cela se vérifie sur le terrain.

L’entreprise Kormotech révèle ainsi que leurs partenaires se sont très rapidement manifestés en apportant leur soutien. Selon son dirigeant :

« Ils ne nous ont pas simplement demandé comme nous allions mais d’emblée comment pouvons-nous vous aider ? »

Les organisations auxquelles ces entreprises sont affiliées se mobilisent également en soutien. The Family Business Network International, le plus grand réseau d’entreprises familiales au monde présent dans 65 pays, s’est positionné publiquement en soutien aux entreprises familiales ukrainiennes. Les membres du réseau se sont mobilisés pour participer aux efforts humanitaires à la hauteur de leur expertise et de leurs secteurs d’activités.

À titre d’exemple, l’entreprise familiale Day Lewis Pharmacy au Royaume-Uni est venue à la rescousse dès la première semaine de guerre, contribuant à la collecte de médicaments, des équipements médicaux et de produits de première nécessité. Des réunions régulières permettent de tenir les membres du réseau informés, de partager les meilleures pratiques, et ainsi poursuivre cet effort de solidarité en temps de guerre.

Les dirigeants familiaux, quant à eux, sont très vite venus en soutien à leurs employés. D’une part, ils les ont aidés à s’organiser au niveau de leurs déplacements pour venir travailler dans l’entreprise familiale tout en veillant à leur sécurité et, d’autre part, ont contribué à l’organisation des déplacements et de l’hébergement des familles de leurs employés qui quittent le pays vers les pays limitrophes. Ils ont également mis leur hébergement à disposition des proches fuyant les autres régions plus impactées par la guerre.

Les entreprises familiales ukrainiennes ont par ailleurs poursuivi leurs actions sur le terrain patriotique en participant à la création et la promotion de fonds destinés à soutenir l’armée dans son effort de guerre mais aussi à apporter de l’aide aux populations affectées.

Intervention de Rania Labaki lors du 9e Congrès international du family business (27 mars 2022).

Ainsi, l’ensemble des parties prenantes de ses entreprises familiales font bloc : le distinguo actionnaires, dirigeants, clients, fournisseurs, collaborateurs, communautés, gouvernement, disparaît. L’unité voire la fusion de tous ces cercles est de mise pour s’entraider et défendre leurs principes en vue de retrouver une homéostasie semblable à celle de l’avant-guerre, ou une nouvelle homéostasie, qui puisse leur permettre de réaliser le rêve commun.

 

« Business as usual »

L’agilité au cœur du modèle économique caractérise ces entreprises familiales faisant face aux enjeux de la guerre avec à la clé la gouvernance comme facilitateur. Elle permet de véhiculer les valeurs familiales de long terme, de promouvoir le capital patient et d’apporter des compétences clés notamment en matière de gestion des risques, nécessaire en période de crise.

Spécialisée dans la production alimentaire à base de viande de porc, l’entreprise familiale Barcom LLC située près de Lviv avec une chaîne de magasins à travers le pays, l’illustre bien. Dès les premières semaines de guerre, l’entreprise a été confrontée à des difficultés à la fois financières et d’approvisionnement : nourrir les animaux et payer les marchandises dans le contexte d’un système financier international et de crédit très perturbé. Comme la majorité des entreprises familiales ukrainiennes, Barcom est une structure jeune et agile. Quoique récente, son expérience en matière de gouvernance lui a permis de rebondir de manière efficace lorsque l’invasion de l’Ukraine a été déclenchée. Comme l’explique son dirigeant, Oleg Baran, l’entreprise a rapidement développé son dispositif de gestion des risques, initié lors de la pandémie du Covid-19, en l’adaptant à la crise actuelle. La cartographie des risques, élargie et affinée, a donné lieu à des actions stratégiques à mettre en œuvre selon différents scénarios, du plus pessimiste au plus optimiste en termes d’impact. L’entreprise poursuit son activité en l’adaptant graduellement en fonction de l’évolution du contexte grâce à cette matrice de gestion des risques. L’entreprise a été ainsi capable de revoir rapidement son business model, au niveau des partenaires clés en matière de ressources financières et autres sources d’approvisionnement, en vue de remédier aux difficultés liées au paiement et au financement et au maintien de l’activité de production.

L’entreprise Kormotech a également poursuivi son activité en revisitant son modèle économique. Elle a contribué à la création de Save Pets of Ukraine qui vise à sauver les chiens et les chats qui souffrent de la guerre. En seulement deux semaines, elle a livré plus de 93 tonnes de nourriture pour les animaux dans le besoin. Plus de 200 refuges ou volontaires ont reçu une aide humanitaire. En capitalisant sur les donations étrangères à travers la fondation, l’entreprise alloue les produits nécessaires à la fondation qui lui permet de mener à bien sa mission. Ainsi, d’une part l’activité de l’entreprise familiale se maintient et d’autre part, elle permet de sauver des vies dans le monde animal.

L’élan de solidarité avec l’Ukraine a été également perceptible dans d’autres entreprises familiales européennes, et ce dès les deux premières semaines de guerre. Certaines, comme Hermès, Ikea et Swarovski, ont très vite affiché publiquement leur soutien aux Ukrainiens et pris des décisions arrêtant – du moins temporairement – leurs activités de vente et/ou de production en Russie tout en affichant un soutien permanent à leurs équipes locales.

Les entreprises parfois moins exposées en Ukraine et en Russie, contribuent autrement. Par exemple, la banque anglaise C. Hoare & Co. a dressé une liste d’organisations philanthropiques de confiance auxquels leurs clients peuvent avoir recours pour apporter de l’aide aux Ukrainiens. Des entreprises familiales de taille intermédiaire ont aussi montré l’exemple, comme Heppner où les collaborateurs ont initié une mobilisation solidaire et spontanée mettant à disposition le dispositif de transports logistiques pour acheminer l’aide en Ukraine.

D’autres organisations européennes dédiées aux entreprises familiales ont été également mobilisées. L’Institut des entreprises familiales en Pologne a réuni les entreprises familiales lors d’une conférence annuelle les 28-29 mars derniers et a invité des experts dont je fais partie à transmettre leurs connaissances pour les aider à faire face à ces temps d’hostilités et de guerre.

En attendant, un peu moins de deux mois depuis le début de la guerre, ces entreprises continuent à montrer l’exemple en tant qu’organisations résilientes avec leur business modèle agile et imbriqué autour de loyautés développées et en développement au service des parties prenantes.

 

Article écrit par Rania Labaki, Directrice de l’EDHEC Family Business Centre et Professeur Associé à l'EDHEC. Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Photo by Max Kukurudziak on Unsplash

The Conversation