La fin de l’activité professionnelle est un moment clé dans une vie. Comment se déroule le passage à la retraite quand on est cadre supérieur au Japon ou aux États-Unis ? La façon dont est vécue cette rupture dépend en grande partie des contextes culturels et de la manière dont les personnes sont accompagnées. Des progrès pourraient être réalisés dans ce domaine.
Dans « Unbecoming a Professional : The Role of Memory during Field Transitions in Japan and the US », nous examinons comment des associés partenaires retraités des cabinets d’audit au Japon et aux États-Unis envisagent leur vie personnelle à l’issue de leur carrière. Ces cabinets sont des environnements hautement structurés où les individus développent des liens profonds avec leur travail, leurs compétences et leurs routines. En nous appuyant sur des entretiens menés avec 48 partenaires retraités dans ces deux pays, nous avons étudié la façon dont les individus « cessent d’être des professionnels » après des décennies passées dans une carrière.
L’étude souligne que, bien que les contextes culturels et sociétaux influencent la manière dont les ex-partenaires vivent cette transition, la nostalgie et les souvenirs de leur passé professionnel jouent également un rôle important dans leur adaptation.
Pour comprendre ce moment de sortie de la vie professionnelle, nous nous appuyons sur des concepts sociologiques clés issus des travaux de Pierre Bourdieu, notamment l’habitus, le capital, l’effet d’hystérésis et les transitions de champ. Au fil du temps, les professionnels développent des habitudes, des compétences et des façons de penser profondément ancrées, en accord avec les normes et les attentes de l’environnement des cabinets d’audit.
Le travail, une question d’habitus
L’habitus formulé influence la manière dont les partenaires se comportent et naviguent dans leur monde professionnel. En outre, tout au long de leur carrière, les professionnels accumulent différents types de ressources ou de formes de « capital » qu’il s’agisse de capital culturel (compétences, savoirs), social (relations, réseaux) ou encore économique (richesse). Ces formes de capital sont grandement valorisées durant les années de travail des individus. Mais quand arrive la retraite, leur signification peut changer.
Pour expliquer plus généralement ce décalage entre l’habitus et les nouvelles circonstances, Bourdieu a avancé le concept d’effet d’hystérésis : l’inadaptation de l’habitus vis-à-vis des nouvelles circonstances. À divers degrés, certaines des compétences professionnelles, connaissances, manières sociales et réseaux développés au cours de leur longue carrière ne correspondent plus aux circonstances de leur retraite.
La retraite comme une remise de diplôme, au Japon
« Ces titres – associés des Quatre Grands et le titre de CPA (certified public accountant) – sont mon passeport pour la prochaine étape de ma carrière comme conseil d’administration des sociétés cotées en bourse. »
Nos principales conclusions suggèrent que les valeurs culturelles influencent profondément la manière dont ces partenaires vivent et s’adaptent après s’être détachés d’un cabinet d’audit. Les ex-partenaires japonais considèrent souvent la retraite comme une « remise de diplôme » (graduation) ou « sotsugyou ». Soit une transition vers une nouvelle phase plutôt qu’une fin complète de leur vie professionnelle.
En ce qui concerne le capital économique, de nombreux ex-partenaires japonais continuent à travailler dans des conseils d’administration et conservent leurs qualifications professionnelles, exploitant leurs connaissances, compétences et le réseau social qu’ils ont acquis. Ce phénomène reflète le concept d’« ikigai » : avoir un but dans la vie, qui inclut souvent un travail continu et une contribution active à la société.
Du point de vue du capital social, les relations professionnelles solides et la loyauté envers d’anciens collègues perdurent pour les ex-partenaires japonais à la retraite. Ils continuent d’interagir avec leur réseau professionnel, ce qui les aide à trouver des rôles post-retraite et à maintenir un sentiment d’appartenance. Notre étude souligne que ce travail continu s’aligne avec les attentes de la société japonaise et des structures familiales, qui valorisent la contribution continue au foyer comme faisant partie d’un objectif de vie légitime et louable.
La retraite comme une récompense bien méritée, aux États-Unis
À l’inverse, les ex-partenaires états-uniens ont tendance à voir la retraite comme une période faite pour se détacher complètement de la vie professionnelle et investir d’autres sphères de la vie. Pour beaucoup, la retraite est perçue comme une récompense pour des décennies de travail, en accord avec l’idéal de l’« American Dream » ou la promesse d’atteindre le succès et la prospérité grâce au travail acharné.
Concernant le capital économique, les ex-partenaires réorientent leur attention vers les loisirs, la famille et les intérêts personnels. Pour eux, la retraite est moins axée sur le maintien des liens avec leur passé professionnel et davantage sur une vie de confort et de plaisir, décrivant souvent leur retraite comme le fruit « mérité » de leur vie professionnelle. Relativement au capital social, les relations professionnelles diminuent souvent après la retraite ; ils doivent relever le défi de construire de nouveaux réseaux sociaux en dehors du travail, bien qu’ils maintiennent des liens étroits avec certains anciens collègues.
« Nous avons tous voyagé, et c’était aussi une activité que nous faisions au travail, mais c’était… un ou deux voyages par an. Maintenant, on peut partir en voyage tous les mois, ou tous les week-ends, et planifier de grands voyages, de longs séjours ailleurs. »
Adaptations différentes d’un pays à l’autre
Les ex-partenaires japonais et états-uniens font tous l’expérience de l’« hystérésis », un décalage entre leur rôle professionnel de longue date et leur situation de vie actuelle. Les ex-partenaires japonais, par exemple, constatent que, bien que leurs compétences et titres professionnels aient une valeur sociale, ils ne se traduisent pas toujours aisément dans leurs nouveaux rôles au sein des conseils d’administration. Ils y sont confrontés à des attentes et des normes professionnelles distinctes. Ce décalage peut engendrer un sentiment de désorientation, car ils s’efforcent de réutiliser leur expérience professionnelle pour s’adapter à de nouvelles responsabilités.
En revanche, pour les ex-partenaires des États-Unis, l’hystérésis prend la forme d’une rupture soudaine avec les réseaux professionnels et les environnements structurés auxquels ils étaient intégrés. Il est souvent plus difficile pour eux de se constituer de nouveaux cercles sociaux en dehors du travail, étant donné que leurs relations antérieures – transactionnelles – étaient principalement axées sur la carrière.
Le rôle de la nostalgie
Notre étude montre également le rôle de la nostalgie en tant qu’« outil » utilisé par les ex-partenaires pour combler l’écart entre leurs activités professionnelles passées et présentes en fonction du changement de contexte (de la vie active à la période de retraite) qu’ils connaissent. Les partenaires japonais ressentent souvent de la nostalgie pour leur rôle au sein des cabinets d’audit, valorisant les liens sociaux et le prestige que leur position leur apportait.
Beaucoup continuent d’associer leur estime personnelle à leur rôle professionnel, ce qui les incite à rester impliqués dans des activités professionnelles. La nostalgie les aide à adapter leur capital culturel et social accumulé à de nouvelles positions, telles que les rôles qu’ils occupent au sein de conseils d’administration, préservant ainsi un sentiment de continuité avec leur ancienne vie au sein des cabinets d’audit.
En revanche, les ex-partenaires aux États-Unis ont tendance à canaliser leur nostalgie vers l’appréciation des fruits de leur labeur, valorisant la liberté que leur apporte la retraite après des décennies d’engagement dans les cabinets d’audit. Bien qu’ils expriment de la nostalgie pour la camaraderie et la vie professionnelle qu’ils ont laissées derrière eux, ils envisagent généralement la retraite comme une occasion de se redéfinir. Bien qu’ils puissent être nostalgiques de leurs succès professionnels et leurs liens sociaux, ils cherchent surtout à s’épanouir à travers des activités familiales, des voyages et de nouveaux passe-temps, plutôt que de continuer à consacrer du temps à des activités liées à leur vie professionnelle.
Comprendre les dynamiques vécues par les associés partis à la retraite peut aider les organisations et la société à mieux soutenir les professionnels dans leur transition vers la retraite, en prenant en compte à la fois les facteurs psychologiques et culturels. Bien que nos participants mentionnent le soutien des programmes de retraite visant à faciliter la transition des retraités, ces programmes tendent à se concentrer uniquement sur les aspects financiers. Au-delà de la planification financière, les particularités liées à la culture nationale, à la profession et à la situation individuelle (ex. statut familial, ambitions, etc.) doivent être prises en considération.
Dans la mesure où les professionnels en viennent généralement à considérer leur l’entreprise et de leur métier comme un système de soutien global, non seulement pour accomplir leurs ambitions financières et professionnelles, mais aussi pour répondre à leurs besoins sociaux et psychologiques, nos conclusions soulignent que d’autres aspects de la retraite pourraient être pris en considération, dont, plus particulièrement, l’intégration d’un soutien social et psychologique adapté aux réalités de chaque contexte culturel.
Cet article de Ricardo Azambuja (EDHEC Business School), Dana Wallace (University of Central Florida), Lisa Baudot (HEC Paris) et Takahiro Endo (University of Victoria) a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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