Explore & master
   |
EDHEC Vox
 |
Recherche

L’égalité femmes/hommes a moins la cote : les 6 raisons de cette "fatigue"

Denis Monneuse , Diversity & Inclusion Deputy Head

Dans cet article, initialement publié dans The Conversation France, Denis Monneuse, responsable adjoint de la chaire Diversité & Inclusion, s'interroge sur les raisons de la "gender fatigue" au sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes, en particulier dans la sphère professionnelle.

Temps de lecture :
13 mai 2025
Partager

Le démantèlement des politiques diversité, égalité et inclusion (DEI) au sein des administrations états-uniennes et de grandes entreprises a généré peu de contestations en interne et dans l’espace public par rapport au revirement qu’il représente. Pourquoi ? Parce qu’il surfe sur la vague de la fatigue de genre (gender fatigue) qui s’est développée dans les pays occidentaux ces dernières années.

Cette expression désigne la lassitude, l’exaspération, voire l’indignation par rapport au sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes, en particulier dans la sphère professionnelle : on en ferait trop pour les femmes.

Par exemple, de plus en plus d’hommes soulignent qu’il est difficile d’être un homme dans la société actuelle. C’est ainsi que s’accroît la polarisation entre les perceptions des femmes et des hommes, ainsi que les écarts de vote, comme l’a rappelé la victoire de Trump aux États-Unis.

 

Je suis responsable adjoint de la chaire Diversité & Inclusion de l’EDHEC. Au cours de mon doctorat à l’UQAM (Université du Québec à Montréal) et de mes activités de chercheur, j’ai mené des centaines d’entretiens avec des employés pour connaître leur vision de l’égalité femmes/hommes au travail. J’ai ainsi pu percevoir la montée de la fatigue de genre.

 

Un frein au succès des politiques d’égalité femmes/hommes

Il est important de comprendre les causes de cette fatigue, car elle peut s’avérer un frein à la réussite des politiques d’égalité, voire participer au retour de bâton (backlash).

La philosophe française Estelle Ferrarese y voit un antiféminisme déguisé : « En réalité, ce qu’on nomme fatigue est une résistance active, un refus de perdre son privilège. » Cette résistance est plus difficile à contrer qu’une opposition classique, car elle est souvent subtile et silencieuse.

Il faudrait toutefois se garder de croire que cette fatigue serait uniquement présente chez des individus machistes et dans les mouvements masculinistes. Quand on donne la parole aux salariés en leur garantissant anonymat et confidentialité, les langues se délient.

 

Voici les six principales causes de cette fatigue.

 

L’impression de matraquage médiatique

La lassitude provient tout d’abord de l’effet de saturation lié à l’accroissement soudain de l’intérêt médiatique pour les problématiques de genre depuis le mouvement « Me Too ». Il règne l’impression de passer d’un extrême à l’autre, aussi bien dans la société que dans les entreprises.

Certains débats sur la féminisation des professions et l’écriture inclusive peuvent paraître accessoires aux yeux de certains, tandis que l’effet de répétition des discours sur l’égalité alimente le sentiment de « guerre des sexes » et peut épuiser ceux qui ne perçoivent pas de changements concrets ainsi que les gestionnaires qui se sentent impuissants, ne sachant pas comment s’y prendre.

 

Le mythe de l’égalité atteinte

La fatigue de genre se nourrit aussi d’une faible prise de conscience des discriminations persistantes, voire de l’illusion que l’égalité entre les sexes est désormais atteinte, car les discriminations au travail sont plus subtiles qu’auparavant, presque invisibles.

Seuls 10 % des hommes interrogés au Canada estiment qu’« À compétences égales, les hommes sont mieux payés que les femmes », contre 40 % des femmes. De même, seuls 15 % d’entre eux affirment qu’« il est plus difficile de devenir cadre dirigeant quand on est une femme », contre 49 % des femmes.

 

La relativisation des discriminations

Quand elles ne sont pas niées, les discriminations peuvent être relativisées sur le mode « Beaucoup de progrès ont déjà été faits », « Il faut voir le verre à moitié plein plutôt que celui à moitié vide », « La situation des femmes est bien pire dans d’autres pays du monde », « Il y a d’autres sujets plus urgents à traiter », etc.

 

La justification des inégalités de genre

D’autres salariés acceptent tout simplement le statu quo qui leur paraît légitime et naturel en raison des stéréotypes de genre (tels que : les femmes doivent avant tout s’occuper de leur famille, certains métiers sont réservés aux hommes, etc.) et du moindre investissement des femmes au travail : les Québécoises travaillent 275 heures de moins par an que les Québécois.

Dans cette perspective, les entreprises devraient cesser de se laisser influencer par le « wokisme » ou le néo-féminisme ; elles devraient rester neutres, à l’écart de toute autre idéologie que la maximisation du profit.

 

Un sentiment d’injustice face à des discriminations inversées

Les hommes se sentent lésés lorsque des postes ou des augmentations de salaire sont réservés aux femmes. Des études confirment des écarts de salaire et promotion en faveur des femmes dans certains domaines : en raison de la loi de l’offre et de la demande, et de l’impératif de féminisation des instances dirigeantes, les femmes à haut potentiel peuvent être mieux loties que leurs collègues masculins.

La fatigue est accentuée par l’hypocrisie qui consiste à nier toute discrimination positive. La patronne de France Télévisions (l’équivalent français de Radio-Canada) a par exemple déclaré en février dernier : « Le jour où une femme en entreprise vous dira qu’être une femme l’a aidée dans sa carrière, les poules auront des dents. »

Or de nombreuses dirigeantes rencontrées récemment m’ont avoué que leur genre avait pu être un accélérateur à certains moments de leur carrière.

Les discriminations inversées concernent aussi le « sale boulot ». Mes étudiants me citent fréquemment le cas de l’Ukraine, où de nombreuses femmes ont pu fuir la guerre tandis que les hommes étaient appelés à combattre sur le front. De façon plus courante, quand des tâches sont à effectuer en urgence le soir ou la fin de semaine, c’est généralement vers un homme que la direction se tourne plutôt que vers une femme, surtout si elle est mère de famille.

Certes, ces différences de traitement en défaveur des hommes sont sans commune mesure avec celles en défaveur des femmes, mais leur sous-médiatisation contraste avec l’attention apportée aux inégalités dont souffrent les femmes, ce qui alimente la fatigue de genre en donnant l’impression que l’égalité n’est valorisée que dans un sens.

 

Une contestation indicible

La fatigue est enfin attisée par la faible liberté de paroles que ressentent les contempteurs des politiques d’égalité. Les hommes craignent de passer pour des machos et les femmes pour des reines abeilles refusant de faire preuve de solidarité féminine.

Fatigués de devoir s’adonner au politiquement correct par crainte d’être mal vus au lieu de pouvoir s’exprimer ouvertement sur ces politiques, les hommes peuvent s’adonner à de petites vengeances masquées.

Par exemple, des gestionnaires ont accru les bonus accordés aux hommes de leur équipe quand leur employeur leur a imposé d’augmenter le salaire fixe des femmes les moins payées.

 

Une fatigue qui touche aussi des femmes

La variété de ses causes explique que la fatigue de genre touche un large public, y compris des femmes et des hommes de bonne foi, attachés à l’égalité entre les sexes.

Pour la chercheuse allemande en ressources humaines Elisabeth Kelan, la fatigue de genre prend la forme d’une résignation chez les femmes qui croient à la neutralité des pratiques de leurs employeurs : elles sous-estiment alors l’ampleur des discriminations restantes dans leur entreprise, ainsi que la responsabilité de cette dernière. Paradoxalement, elles sont plus conscientes des discriminations dans la société que dans leur emploi !

Lassées de la focalisation sur le genre, elles voudraient faire carrière, sans qu’on puisse soupçonner que leur genre soit la cause de leur réussite. De même, les femmes sont les premières lassées du féminisme washing, c’est-à-dire de l’instrumentalisation de la cause du féminisme à des fins marketings, à l’image d’entreprises qui mettent en avant la cause des femmes alors qu’elles cautionnent des comportements sexistes en interne.

Plutôt que de juger et dénoncer cette fatigue de genre, il est sans doute plus efficace de l’écouter et de la comprendre, afin de réfléchir à des politiques d’égalité entre les sexes plus acceptées socialement, donc plus efficaces.

 

 

Cet article de Denis Monneuse, responsable adjoint de la Chaire Diversité & Inclusion de l'EDHEC, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

Photo de JOE Planas sur Unsplash

The Conversation