« Sur les épaules de… » Joanne Martin (Stanford), par Youcef Bousalham
Professeur associé à l’EDHEC, Youcef Bousalham combine une variété de corpus théoriques et de méthodes afin de décortiquer les organisations et leurs cultures. Pour cette nouvelle série « Sur les épaules de… »*, il revient sur une figure essentielle de son parcours intellectuel, encore trop méconnue en France : Joanne Martin, aujourd’hui Professeure émérite à la Stanford Graduate School of Business et première femme à y avoir été titularisée au début des années 1980.
*Ce titre fait référence à la célèbre émission France Inter de Jean-Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin. Durant 12 années, cet infatigable passeur de savoirs a fait voyager les auditeurs « dans la recherche, la culture, la vie sociale » et nous vous invitons à (re)découvrir les 600 épisodes en podcast. En tout modestie, nous souhaitons apporter notre contribution à cette approche épistémologique, en donnant la parole à nos professeurs pour qu’ils et elles nous racontent pourquoi et comment des grandes figures de la recherche ou du monde économique ont marqué leur parcours.
Vous avez choisi d'orienter vos recherches sur des approches réflexives et humanistes du management. Comment cette perspective s’est-elle imposée à vous ?
Youcef Bousalham: J’ai très tôt été frappé par la manière dont les organisations ne produisent pas seulement des biens ou des services, mais aussi des subjectivités, des normes et des manières d’agir et de penser. En travaillant sur la responsabilité sociale des entreprises, j’ai constaté un écart parfois vertigineux entre les discours affichés et les pratiques réelles. Cet écart ne me semblait pas seulement accidentel : il traduisait des tensions structurelles dans la manière dont notre économie fonctionne.
C’est cette prise de conscience qui m’a amené à penser les organisations dans une perspective qui ne se contente pas d’améliorer les techniques existantes, mais qui interroge les fondements mêmes des pratiques organisationnelles qui nous semblent évidentes, voire immuables. Ce regard me semble plus que jamais nécessaire à l’heure où les attentes sociales et environnementales vis-à-vis des entreprises se font de plus en plus fortes.
Votre réflexion a été profondément influencée par les travaux de Joanne Martin, figure majeure dans l’étude de la culture organisationnelle. Pouvez-vous revenir sur son impact dans votre parcours et dans votre approche des organisations ?
Oui, Joanne Martin a joué un rôle décisif dans ma construction intellectuelle. Ce n'est pas seulement une excellente chercheuse ; c'est aussi une pionnière, dans tous les sens du terme.
Elle a été la première femme à obtenir une titularisation (« tenure ») à la Stanford Graduate School of Business, à une époque où l’université était encore très marquée par des normes masculines et ce jusque dans son architecture et les intitulés de fonction : elle-même raconte avec humour la difficulté qu’elle a éprouvé à devoir choisir entre les toilettes réservés aux « faculty » (sous-entendus exclusivement « masculin ») et celles des « secretaries » (une catégorie féminine par défaut à l’époque).
Sa trajectoire personnelle me paraît indissociable de son travail d’analyse sur les organisations et sa manière de les penser également comme des espaces qui reproduisent des normes implicites qu’elles finissent souvent par ne plus questionner.
Sur le plan théorique, cela l’a conduit à repenser l’étude de la culture organisationnelle en proposant un modèle pluraliste et métathéorique. Par ailleurs, plusieurs de ses travaux ultérieurs adoptent une perspective féministe, attentive aux rapports de pouvoir, aux normes genrées implicites et aux trajectoires marginalisées. Elle a contribué à visibiliser les formes de domination symbolique au sein des espaces académiques et organisationnels.
Crédit: Stanford GSB archives - https://www.instagram.com/stanfordgsb/p/DHwQVl_RX_5/
En tant que doctorant, j’ai été particulièrement sensible à l’intelligence conceptuelle avec laquelle ses travaux remettaient en question les théories alors dominantes, tout en dialoguant avec elles — notamment celles d’Edgar Schein (MIT), figure de référence à l’époque. Car les auteurs de ces travaux (quasiment tous des hommes) étaient les mêmes qui devaient se prononcer sur son excellence académique et, par-là, décider de sa titularisation…
Ses recherches se distinguent également par leur capacité à tisser un dialogue fécond entre les sciences de gestion et les humanités. Elle mobilise aussi bien Edgar Schein, Karl Weick ou Marta Calás et Linda Smircich, que Clifford Geertz, Michel Foucault, Jürgen Habermas ou Erving Goffman, pour penser les organisations comme des espaces à la fois symboliques, sociaux et politiques. Son pluralisme intellectuel se traduit aussi sur le plan méthodologique : loin d’opposer méthodes qualitatives et quantitatives, elle explore les complémentarités entre rigueur statistique, sensibilité ethnographique et ancrage interprétatif.
Surtout, Joanne Martin a été pour moi un modèle de mentor. Alors que j’étais encore doctorant, après avoir découvert ses travaux – et notamment son ouvrage de 2002, qui reste selon moi la somme la plus remarquable jamais écrite sur la culture organisationnelle - je l’ai contactée. Et elle m’a répondu ! Longuement et systématiquement. À chaque e-mail, je recevais une réponse deux fois plus longue, pleine de références, de suggestions de lecture, de pistes méthodologiques et d’encouragements. De la pure intelligence, mais aussi du cœur ! Une générosité intellectuelle rare, qui m’a profondément marqué.
J’ai découvert par la suite qu’elle avait joué ce rôle de mentor pour plusieurs chercheurs et chercheuses de la « seconde génération » dont certaines sont devenues des références académiques, comme Debra Meyerson ou Mary Jo Hatch. Meyerson parle d’ailleurs de Joanne Martin comme d’une figure inspirationnelle de « transformation tempérée » : une approche du changement qu’elle a théorisée et qui refuse de se taire face aux injustices ou aux conséquences sociales et environnementales de nos décisions organisationnelles.
C’est dans cet esprit que j’essaie aujourd’hui de poursuivre mes recherches – et mon rôle d’enseignant-chercheur auprès des étudiants : en valorisant la pensée critique et la rigueur académique, mais sans renoncer à l'idée que l'on peut contribuer à transformer les organisations de l’intérieur.
Vos travaux interrogent la capacité des entreprises à traduire en actes leurs valeurs sociales, dans un environnement pourtant marqué par la compétition. Quels enseignements tirez-vous de vos premières analyses ?
Le principal enseignement, c’est que la traduction effective des valeurs sociales en pratiques organisationnelles est un processus beaucoup plus conflictuel qu’on ne le présente souvent.
Il ne s’agit pas seulement d’une question de bonne volonté individuelle. Même dans des organisations sincèrement engagées, on observe des dynamiques de contournement, de réinterprétation, voire de neutralisation des ambitions initiales.
La logique concurrentielle impose ses propres contraintes, qui peuvent marginaliser les initiatives les plus novatrices et réduire les imaginaires en même temps que les capacités d’innovation critique. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de comprendre comment certaines pratiques « éthiques » sont en réalité réabsorbées par des logiques de différenciation compétitive ou de réputation, perdant au passage leur potentiel transformatif.
D’où l’importance de porter un regard lucide, mais aussi d’accompagner les acteurs qui cherchent, parfois de manière fragile, à maintenir des espaces de résistance et d’innovation sociale.
Vous préparez actuellement votre HDR, le grade universitaire le plus élevé dans les disciplines scientifiques. En quoi ce travail prolonge-t-il votre parcours et éclaire-t-il votre approche spécifique des organisations management ?
Effectivement, je suis en pleine finalisation et je ne veux pas trop en dévoiler pour l’instant, non par superstition mais parce qu’il me semblerait intéressant d’y revenir dans ces colonnes.
Je peux dire néanmoins qu’il prolonge un cheminement intellectuel entamé dès ma thèse : une volonté de penser les organisations non seulement comme des systèmes d’action, mais comme des lieux de tension entre idéaux proclamés et pratiques concrètes. Mon objectif est de construire une grille de lecture critique qui permette de mieux comprendre comment ces tensions se forment, se maintiennent, ou parfois se résolvent.
Ce que je propose, c’est une réflexion autour de la « consistance culturelle » des organisations : une notion qui s’inspire justement du travail de Joanne Martin, tout en s’en distanciant quelque peu. Là où Martin soulignait – avec raison – l’importance de l’ambiguïté dans les cultures organisationnelles, je m’intéresse aujourd’hui à ce qui rend possible, malgré cette ambiguïté, un certain lien entre les valeurs mises en avant et les pratiques effectivement mises en œuvre.
Dans un contexte où toutes les organisations affichent des chartes de valeurs particulièrement engagées et responsables, l’enjeu n’est plus de proclamer, mais de « tenir » : de faire en sorte que ces valeurs nobles et auxquelles il est aisé de souscrire ne se trouvent pas détournées, neutralisées ou simplement absorbées par des logiques concurrentielles et de marché.
Cela m’amène à croiser des cadres méthodologiques et conceptuels issus des sciences de l’organisation avec ceux de disciplines telle que la philosophie, l’anthropologie, la science politique et la sociologie des organisations. Ce dialogue interdisciplinaire m’aide à formuler une approche du management à la fois réflexive et attentive aux tensions internes et aux marges de transformation. Il ne s’agit pas de dénoncer, mais de comprendre les dynamiques organisationnelles dans leur complexité – une ambition qui, je crois, prolonge en acte l’héritage intellectuel de Joanne Martin.