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Liberté individuelle et responsabilité collective : un défi supplémentaire pour le système de soin

Geert Demuijnck , Professor
Loick Menvielle , Professor, Management in Innovative Health Chair Director

Les contextes sanitaire et socio-économique des dernières années ont amené chacun d’entre nous à se (re)poser la question de la relation entre les droits et les libertés individuels, et les responsabilités collectives et sociales dans lesquelles nos actions individuelles s’inscrivent. Découvrez, sur cette question, le regard croisé de Geert Demuijnck et Loick Menvielle, professeurs à l'EDHEC Business School.

Temps de lecture :
13 fév 2023
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La relation entre les responsabilités individuelle et collective est discutée depuis des siècles par des penseurs en éthique, économie, sciences politiques, mais aussi dans le domaine sanitaire… La situation inédite vécue par l’ensemble des pays face à la pandémie de COVID-19 a soulevé de nombreuses interrogations sur la responsabilité individuelle quant au choix de la vaccination et des contradictions qu’elle fait naître.

 

Le débat sur la relation entre droits individuels et responsabilité collective est particulièrement complexe. La santé a été caractérisée comme un « bien premier » (Rawls 1971) (1), c’est-à-dire un bien dont tout le monde souhaite disposer indépendamment de ses ambitions et projets personnels. Contrairement à d’autres bien premiers (comme certaines ressources matérielles par exemple), la santé est un bien premier naturel, c’est-à-dire non transférable d’une personne à une autre, contrairement aux biens premiers sociaux. En revanche, l’accès aux soins est évidemment un bien social : le système social détermine cet accès. L’importance de la santé pour tout le monde, et par ricochet, l’importance de l’accès aux soins, rend la réconciliation entre liberté individuelle et responsabilité collective assez difficile.

 

Que nous apprennent les comparaisons internationales et comment appréhender les tensions vécues au quotidien par le secteur de la santé ? Quels échos à moyen et long terme peut-on redouter ? Deux chercheurs de l’EDHEC Business School, Geert Demuijnck et Loick Menvielle, respectivement professeur d’Ethique et professeur de Marketing, placent leurs travaux dans un cadre d’une réflexion qui s’étend bien au-delà de la crise des trois dernières années. Ils replacent notamment au centre des préoccupations la question d’un modèle de santé s’inscrivant dans le cadre d’une justice distributive, se souciant de l’équité et l’égalité d’accès aux soins.

 

Individuel versus collectif : comparaisons internationales et approche philosophique

Geert Demuijnck présente ainsi le débat éthique sur la justice sociale dans le domaine de la santé : « c’est une question de positionnement du curseur entre des approches libertaires qui prônent un maximum de libertés individuelles et rejettent un paternalisme étatique, et des approches plutôt utilitaristes ou égalitaristes, qui se soucient davantage de la santé publique et de l’accès aux soins pour tous, même si cela implique une restriction des libertés individuelles ». Il donne un exemple qui illustre cette différence : « On peut avoir un système libertaire dans lequel, comme dans certains états américains, le port du casque en 2 roues n’est pas obligatoire, mais ce n’est pas la collectivité qui prendra en charge les soins en cas d’accident. Les portes des hôpitaux ne sont pas fermées aux motards victimes d’accidents, mais ce sera leur assurance privée ou, in fine, leur patrimoine, qui remboursera les coûts. »

 

Notre système hexagonal se situe plutôt à l’autre bout du spectre et il est caractérisé par une impossibilité de discriminer, en ce qui concerne l’accès aux soins, sur la base de critères physiques, sociaux, ou comportementaux individuels. Mais même dans un tel système, pour Loïck Menvielle, « cette tension entre le collectif et l’individuel, habituellement latente, surgit lors d’une pandémie exceptionnelle comme celle du Covid-19, durant laquelle les éventuels comportements à risque peuvent avoir des effets démultipliés ». Concrètement, alors que cette maladie touche plus gravement les seniors, et que les mesures imposées (confinement, télétravail, présence scolaire…) ont touché tous les âges, il y a une répartition des efforts qui ne correspond pas à la répartition des bénéfices : « les efforts et les coûts collectifs s’apparentent, dès lors, à des actions et mesures de solidarité inter générationnelle à l’intention des seniors - dont je fais partie - sans que ces derniers n’en prennent toujours la mesure. Ceci, par exemple, quand certains seniors en venaient à refuser la vaccination », rappelle Geert Demuijnck.

 

Les approches nationales ou locales pour « gérer » cette tension ont été variées. A Singapour, les non-vaccinés se sont vus dans l’obligation de payer leurs frais de santé ; en Autriche, tous les habitants de plus de 18 ans (hormis les femmes enceintes) avaient l’obligation de se faire vacciner, sous peine d’amende ; en Allemagne, le chancelier a tenté, en vain, d’acter la vaccination obligatoire pour les plus de 60 ans…

 

La question de la liberté individuelle versus la responsabilité collective s’est posée de façon particulièrement prégnante à propos du vaccin. Le reproche régulièrement fait aux « antivax » est qu’ils adoptaient un comportement à risque, tout en s’attendant à ce que le collectif les assure en cas de difficultés. Mais contrairement au cas mentionné plus haut dans lequel le comportement à risque (ne pas porter de casque en conduisant une moto) pouvait affecter sa propre santé, la non-vaccination affecte aussi - et peut-être avant tout - les autres, c’est à dire le groupe des personnes à risque. Geert Demuijnck ajoute : « ce qui complique davantage, c’est que ce vaccin ne garantit pas à 100 % de ne pas être porteur du virus ni de ne pas le transmettre – il diminue seulement la probabilité – et nous savons que les gens ne sont pas toujours rationnels avec les probabilités ».

Liberté individuelle et responsabilité collective : un défi supplémentaire pour le système de soin

 

Pour Loick Menvielle, il est essentiel de faire un pas de côté pour comprendre les origines des critiques et leurs possibles extensions : « Les intellectuels et les politiques qui défendent la liberté individuelle dans le domaine de la santé, véhiculent en même temps l’idée que les individus sont responsables de leur santé, si bien que notre système de soins pourrait, selon ces personnes, traiter différemment - en termes de priorité, de coûts, de niveaux de soins… - les uns et les autres ». Geert Demuijnck confirme : « Malgré un système de soins accessible à tous, les travaux scientifiques sont très clairs sur le lien entre les inégalités socio-économiques et la santé. L’obésité, par exemple, est fortement corrélée à la situation sociale des individus. Nier cela, et tenir les personnes pour « responsables » de leur santé, en les culpabilisant, pourrait facilement mener à l’argument que certaines personnes méritent des soins (gratuits, universels), et d’autres non. » (2)

 

Conséquences et tensions vécues au quotidien par les acteurs du soin

Si les individus ne sont pas responsables de tous les facteurs (génétiques, sociaux, démographiques…) de leur santé, ils peuvent être tenus responsables pour leur choix de refuser la vaccination. La somme des choix individuels a aussi des conséquences sur les structures, notamment hospitalières, particulièrement ces dernières années. Loick Menvielle rappelle que « du début de la pandémie jusqu’à mi-janvier 2022, la part des patients en réanimation et soins intensifs suite à une contamination à la Covid-19 représentait un patient sur deux, oscillant entre 75% et 125% des capacités disponibles des lits de réanimation » (3). Pareille situation a des effets sur la prise en charge des patients souffrant de pathologies chroniques et d’autres pathologies de type AVC. Comme si la France était devenue, deux années durant, un « hôpital géant », nous nous sommes imprégnés de chiffres, de vocabulaires et de graphiques relatifs aux vaccinations et contaminations. Mais l’accumulation des données macroéconomiques semble parfois avoir évincé cette question clé des conséquences concrètes au quotidien du refus de vaccination de centaines de milliers d’individus.

 

Loick Menvielle précise : « Les professionnels de santé ont été confrontés frontalement à cette question, puisqu’ils ont géré au quotidien, durant des mois, un vrai paradoxe :  assurer la prise en charge de ceux qui auraient pu être vaccinés, et, ainsi, à équipe constante voire réduite, être obligés de reprogrammer des dizaines d’autres interventions. »

Liberté individuelle et responsabilité collective : un défi supplémentaire pour le système de soin

 

Que révèle cette situation ? Ménager les choix individuels de ne pas se faire vacciner et tout de même prendre en charge tout le monde a un coût. Geert Demuijnck constate qu’« en France, finalement, le débat n’a pas vraiment eu lieu. On a pris tout le monde en charge et laissé les non-vaccinés libres de leur choix, sans trop les stigmatiser pour l’irresponsabilité de leur choix – à part le fameux ‘emmerder’ d’Emmanuel Macron qui a certainement été contreproductif. » Si le système de soins a tenu le choc, les effets profonds de la gestion de cette crise n’ont sans doute pas fini de se faire sentir.

2020-2023 : quels échos dans la société, aujourd’hui et demain

Tout le monde en a conscience : certains aspects de clivage de la population et de fracture sociale qui se sont creusés durant la pandémie auront des effets durant de nombreuses années. « Le doute vis-à-vis des pouvoirs publics, qui se confondent avec le système de soin dans l’esprit de nombreux citoyens, obère certainement les prises en charge futures » souligne Loick Menvielle.

 

Conséquence : des milliers de personnes, notamment celles qui, auparavant déjà, étaient trop peu suivies et soignées, risquent de retarder davantage, voire d’abandonner, leur prise en charge médicale. Geert Demuijnck pose simplement la question : « plutôt que de contraindre, de faire payer ou d’utiliser toute autre forme de « bâton », comment travailler collectivement au fait de réaffirmer la force et la légitimité des prises de parole des scientifiques ? Quand on lit les arguments très étonnants voire complotistes des antivax, on ne peut s’empêcher de se poser, par exemple, la question du rôle et l’impact des réseaux sociaux face aux canaux plus traditionnels ».

 

Les pistes ne manquent pas pour porter un regard neuf sur ces sujets : réaliser un retour critique sur les choix pris durant cette période, en lien avec les fonctionnements invisibles de notre système, en faisant l’hypothèse, par exemple, que les positions des non vaccinés sont autant une conséquence qu’une cause. Sortir de la stigmatisation pour retisser cette confiance et se donner les moyens d’affirmer notre capacité à prendre en compte les parcours et les situations individuels au sein d’un collectif. Affirmer que liberté individuelle et responsabilité personnelle peuvent se compléter. Ou encore asséner que faire porter sur les individus seuls la responsabilité de leur situation et de leur choix est un « sable mouvant » potentiellement délétère.

 

Références

(1) Rawls J. (1971). A theory of justice. Cambridge, Massachusetts : The Belknap Press of Harvard University Press.

(2) See e.g. the work of Michael Marmot in the UK, or Thierry Lang in France, and, in a broader perspective, Michael Sandel’s must-read The Tyranny of Merit.

(3) Office des publications de l'Union européenne (Janvier 20, 2022). Part des patients actuellement en réanimation ou soins intensifs des suites du COVID-19 sur la capacité totale de lits disponibles en France du 19 mars 2020 au 19 janvier 2022.

 

Crédits

A. Photo de mauro mora sur Unsplash

B. Photo de CDC sur Unsplash

C. Photo de JC Gellidon sur Unsplash