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Colère, fierté, culpabilité, regret… quel rôle jouent les émotions dans les entreprises familiales ?

Rania Labaki , Associate Professor, Family Business Chair Director
Fabian Bernhard , Associate Professor

House of Gucci, Succession, Family Business, Inheritance…. Depuis des décennies, les entreprises familiales et leurs émotions sont dépeintes comme des personnages à part entière dans la fiction,…

Temps de lecture :
25 mai 2022
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House of Gucci, Succession, Family Business, Inheritance…. Depuis des décennies, les entreprises familiales et leurs émotions sont dépeintes comme des personnages à part entière dans la fiction, souvent pour le pire. Derrière cette image simplifiée voire faussée, la réalité de ces entreprises est moins « passionnée », plus nuancée et prosaïque. Ces entreprises sont présentes partout, que l’on en fasse directement partie ou que l’on travaille pour ou avec elles, et pourtant leurs mécanismes propres, notamment émotionnels, sont peu connus. Deux chercheurs de l’EDHEC Business School, membres de la chaire Entreprises Familiales, ont récemment montré à quel point cette question n’est pas anecdotique et influence la réalité économique et les relations humaines du monde de l’entreprise. De la charge morale des générations au besoin de protection des siens, émotions positives et négatives se font face, loin des clichés. Comment s’articulent les enjeux économiques et émotionnels de ces entreprises familiales ? Dans quelle mesure ces émotions y ont une histoire et des modalités particulières ? Les liens qui unissent leurs membres dans la sphère privée et les émotions qui en découlent rejaillissent-ils dans la sphère professionnelle ?

Les entreprises familiales aujourd’hui : enjeux économiques & émotionnels

Les entreprises familiales représentent entre 75% et 95% des entreprises dans le monde selon la définition retenue. Dans l’Union Européenne, ces entreprises fournissent près de 50% des emplois ; si la plupart sont des petites entreprises locales qui se perpétuent de génération en génération, d’autres sont de grandes entreprises nationales ou internationales. Fabian Bernhard, Professeur associé à l’EDHEC et membre de la chaire Entreprises familiales, présente ainsi cette diversité : « quelles que soient leur taille et leur notoriété, les émotions circulent entre les frontières plus ou moins perméables des entreprises et de la famille, plus ou moins consciemment ».

Les flux de ces émotions et leurs effets diffèrent, cependant, selon l’archétype de l’entreprise familiale. Rania Labaki, Professeur associé à l’EDHEC et directrice de la chaire, distingue trois grandes catégories : « Dans les entreprises familiales « enchevêtrées » où la famille et l’entreprise ne font qu’un, les émotions familiales sont une partie intégrante des décisions de l’entreprise et inversement. Les familles « désengagées », quant à elles, se caractérisent par une faible interaction entre l’entreprise et la famille : l’impact des émotions est quasi-inexistant. Les familles « équilibrées », aux frontières semi-perméables, réussissent à capitaliser sur les émotions familiales de façon mesurée pour assurer l’harmonie familiale et la continuité de l’entreprise. » (1)

Mais de quelles émotions parle-t-on ? Certaines, négatives sur le plan sémantique, ne le sont pas du point de vue économique. Fabian Bernhard précise cela : « une émotion négative comme la colère peut être une motivation pour favoriser le changement, un ingrédient clé des comportements créatifs et entrepreneuriaux » (2). Comme le souligne Rania Labaki, "De la réalité économique des entreprises familiales (la leur et celle de leurs partenaires commerciaux) aux conséquences des émotions sur celles-ci, la prise de risque, l’innovation et la proactivité - qui permettent de perpétuer l’orientation entrepreneuriale - s’appuient avant tout sur la cohésion familiale." (3) Les enjeux émotionnels entrent ainsi en résonance avec les enjeux économiques et la stratégie des entreprises familiales.

Les émotions : un dialogue entre le passé et le futur ?

Comme la charge mentale dans la vie quotidienne, il est intéressant de se demander en quoi la charge émotionnelle du passé dans l’entreprise familiale peut influencer les relations et les décisions stratégiques. Fabian Bernhard analyse ainsi que « les actes répréhensibles commis par le passé dans l'entreprise peuvent susciter des émotions fortes telles que la culpabilité et la honte. » (4)
En cela, la culpabilité peut à la fois bloquer des décisions pendant plusieurs années, pour ensuite devenir un moteur du changement, la nouvelle génération s’inscrivant dans une rupture avec les pratiques du passé. « Nos recherches montrent que ces émotions vécues par la nouvelle génération déterminent à leur tour les comportements futurs dans l'entreprise, notamment responsables » (5) précise Rania Labaki.

 « Pour autant, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur les ancêtres au risque d’insulter l’avenir, mais de montrer que l’époque était différente et les choix tout autant » poursuit Fabian Bernhard. Pour Rania Labaki, « c’est avant tout la force de l’histoire familiale qui s’inscrit dans la pérennité de l’entreprise et nourrit le sentiment de fierté ». Des petites entreprises familiales locales qui ont une influence sur le plan de l’emploi, de génération en génération, aux grands groupes et grandes familles qui gardent leurs affaires familiales secrètes et ne laissent passer aucune émotion au public, à leurs employés de première ligne, la fierté se vit différemment. Elle est intérieure au groupe et secrète en dehors de ses frontières, ou extérieure et vise la communauté au sens large.

La notion de futur au sein de l’émotionnel se place quant à elle sur le plan de la responsabilité ressentie dans les entreprises familiales vis-à-vis des générations suivantes. Et cela à la fois au sein de la famille – quel héritage, quel(le) héritier(e), quelle continuité ? – et pour la société dans son ensemble. Une forme de paternalisme industriel peut alors être remis au centre du jeu quand des crises viennent bouleverser l’ordre établi, pour redresser la barre, voire reprendre un certain contrôle.

L’émotion et les (re)sentiments dans les prises de décisions

Le management par les émotions dans les entreprises familiales porte en lui des risques de mélange des genres. Comme l’explique Rania Labaki, « les normes émotionnelles peuvent faire l’objet de perceptions différentes par les membres de la famille. Quand, comment, où et pourquoi exprimer certaines émotions ? Avec quelle intensité, et avec quels moyens d’expression ? Autant de questions importantes pour aboutir à une gouvernance optimale et une gestion maîtrisée des émotions par la famille dans l’entreprise familiale, car l’impact est bien réel ».

Ainsi, dans la gestion quotidienne et la projection stratégique, il est important de savoir comment les liens et les sentiments intra-familiaux rejaillissent sur les collaborateurs et les clients et leurs propres sentiments. Fabian Bernhard souligne que « le climat émotionnel peut affecter toutes les parties prenantes impliquées. Par exemple, les employés réagissent fortement aux crises des propriétaires car elles peuvent avoir un effet direct sur leur sentiment de sécurité d'emploi. De même, un sentiment d'injustice dû à un népotisme intrafamilial trop important peut nuire à leur motivation » (6). Les émotions guident alors les attitudes, sans pour autant guider des choix stratégiques de manière automatique. Mais quand les querelles au sein de la direction, et donc entre des membres de la même famille, finissent par créer des incompréhensions telles qu’elles rejaillissent sur l’entreprise, les émotions (colère, jalousie, voire la haine intrafamiliale) ont une responsabilité immense.

De même, les évènements privés qui cristallisent les dissensions – la mort d’un des membres fondateurs ou des disputes purement personnelles – peuvent être à l’origine de décisions : jusqu’à l’éclatement de l’entreprise en plusieurs blocs, avec la création de nouvelles entités par exemple. « Le poids des émotions n’est donc pas à prendre à la légère dans le destin des entreprises. Il est essentiel de se demander comment gouverner certaines émotions – pour les mettre au service de l’entreprise et de la famille » (7) prévient Rania Labaki.

Et de conclure : « Les émotions, d’une manière générale, peuvent être vues comme le résultat par les individus de l’évaluation de chaque évènement ou chaque action qui survient au sein de la famille, de l’entreprise ou encore de l’environnement au sens large. Une évaluation dont les retentissements non négligeables diffèrent selon le degré d’interaction émotionnelle entre la famille et l’entreprise » (8).

Références

(1) Labaki, R., Michael-Tsabari, N., & Zachary, R. K. (2013). Exploring the Emotional Nexus in Cogent Family Business Archetypes. Entrepreneurship Research Journal, 3(3), 301–330. https://doi.org/10.1515/erj-2013-0034

(2) Bernhard, F. (2020). On the emotions that spark innovative and entrepreneurial behaviors in employees. In Skudiene, V., Li-Ying, J., & Bernhard, F. (eds.), Innovation Management (pp. 182-189). Northampton, MA, USA: Edward Elger. https://doi.org/10.4337/9781789909814

(3) Canovi, M., Succi, C., Labaki, R., & Calabrò, A. (2022). Motivating Next-generation Family Business Members to Act Entrepreneurially: a Role Identity Perspective. Journal of the Knowledge Economy, 1-28. https://doi.org/10.1007/s13132-022-00919-w

(4) Cailluet, L., Bernhard, F., & Labaki, R. (2018). Family Firms in the long-run: The Interplay between Emotions and History. Enterprises & History, 91, 1-22.https://doi.org/10.3917/eh.091.0005

(5) Bernhard, F. & Labaki, R. (2021). Moral Emotions in Family Businesses: Exploring Vicarious Guilt of the Next Generation. Family Business Review. https://doi.org/10.1177%2F0894486520941944

(6) Eddleston, K., Sieger, P., & Bernhard, F. (2019). From Suffering Firm to Suffering Family? How Perceived Firm Performance Relates to Manager’s Work-Family-Conflict. Journal of Business Research, 104, 307-321. https://doi.org/10.1016/j.jbusres.2019.07.024

(7) Labaki, R., & D'allura, G. (2021). A Governance Approach of Emotion in Family Business: Towards a Multi-level Integrated Framework and Research Agenda. Entrepreneurship Research Journal, 11(3), 119–158. https://doi.org/10.1515/erj-2021-2089

(8) Labaki, R., & Hirigoyen, G. (2020). The Strategic Divestment Decision in the Family Business Through the Real Options and Emotional Lenses. In Palma-Ruiz, Barros, & Gnan (Eds.), Handbook of Research on the Strategic Management of Family Businesses (pp. 244-279). Hershey, USA: IGI Global. http://dx.doi.org/10.4018/978-1-7998-2269-1.ch012

Visuel de couverture : Jason Goodman via Unsplash